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Un film, ça se voit à la première séance du mercredi, celle des petits matins frileux. Quelques jours auparavant, en projection réservée aux professionnels, le charme n’opère pas de la même
façon. L’image se fane, la pellicule se peluche et les rires s’étouffent sous les moquettes rouges. La promiscuité de certains confrères se révèle aussi être un puissant tue-l’amour,
l’impression d’aller à un séminaire d’entreprise dans un Ibis de province sans les compensations de l’adultère après vingt-trois heures. Et puis, le critique en « opération presse » a
toujours l’impression de pointer en usine. J’ai horreur des exercices imposés et des classes laborieuses. L’art ne se commande pas, il se commente à peine. Les journaux crèvent de ces
cadences imposées où le film est un produit culturel comme un autre, empaqueté et marketé.
À 11 h 10, j’étais donc aujourd’hui devant le MK2 Odéon côté Saint-Michel en compagnie de quelques retraités de l’enseignement public et d’étudiantes à longues écharpes comme dans un film
évanescent de Bergman. La population désœuvrée de Saint-Germain-des-Prés est d’un conformisme poilant. L’absence de gilets jaunes sur le trottoir aurait dû m’indiquer que nous étions déjà
dans un monde parallèle, loin des réalités quotidiennes. Si l’imprévu m’obsède, j’ai conservé des habitudes de spectateur casanier. Mon côté vieux garçon berrichon. Je me place toujours à la
dernière rangée, à l’extrémité gauche, de manière à fixer l’écran dans un axe contrarié. Pour un gaucher, cela va de soi.
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J’étais dans les meilleures dispositions, juste un peu chagriné à l’idée peu probable que le dernier film de Pascal Thomas ne me plaise pas. Je rejetais cette hypothèse de toutes mes forces,
faisant confiance à cet artisan très éloigné de la caste des cabotins et philistins qui pullulent dans son cloaque. Chez lui, j’aime la posture persifleuse et la geste aristocratique, les
parfums de terroir et les appartements bourgeois, le potache érudit et le portraitiste soyeux, le godelureau affecté et le mystique comique. Cet entre-deux délicieux hérité des Trente
Glorieuses, avant les discours monolithes et la morgue bien-pensante. On ne dira jamais assez combien un réalisateur sachant lire concourt au bonheur visuel de son public.
À cause des filles… ? est éminemment littéraire par son propos et son ambition. Pascal Thomas est l’un des rares à tenir la maison France, sur cette ligne de crête, entre recherche d’absolu
et absence de sérieux, qui fait notre identité buissonnière. Ses réalisations sont toujours originales par nature et non par destination. Je m’explique, il n’a pas la volonté de surprendre
par des artifices faisandés, de faire le malin comme tant d’autres, il a, par contre, conservé cette fraîcheur, ce goût de la blague, du mot d’auteur qui réjouit l’esprit et cette légèreté
qui ne se décrètera jamais en commissions paritaires mixtes. Il cabotine sans être dupe. Il provoque par élégance en pointant sa caméra sur les culs et les bibliothèques, ultimes audaces. Ce
garçon est un révolutionnaire.
Il cite Baudelaire et le Prince de Ligne. Il se moque des cases préétablies. Il brouille sans cesse les pistes. Dans son cinéma foutraque, Ménez porte le smoking, Pierre Richard ne trébuche
pas et Beigbeder se tait. Il séduit surtout par son amour sincère des acteurs, il ne les filme ni pour se venger, ni pour briller. Son casting qui pourrait sembler disharmonieux sur le
papier est un orchestre d’une fluidité remarquable. Chacun joue sa partition dans une qualité de mouvement vraiment admirable. C’est à la fois juste et percutant.
En outre, il respecte son public en restant dans les limites d’une heure et quarante minutes. La durée au cinéma devient aussi ennuyeuse que jadis le nouveau roman dans les librairies. Les
films de Pascal Thomas ont l’innocence et la fragilité des printemps rageurs, de ces emballements qui laissent des cicatrices sur le cœur, ce qu’on appelle les souvenirs.
Cette suite d’histoires d’amours plus ou moins contrariés s’enchaîne sur le ton badin de la conversation. Ne vous attendez pas à de l’introspection vaseuse ou à du tripatouillage de l’âme,
si chères au cinéma d’art et d’essai, vous serez touchés par la bande, par la farce, par l’ironie mélancolique, par des images pénétrantes.
Vous voulez quelques exemples, juste pour le plaisir, à la volée, les voici : Alexandra Stewart s’enfilant des verres de vin blanc, Irène Jacob désirable dans sa pudeur bafouée, Barbara
Schulz tentatrice littéraire démoniaque, Audrey Fleurot en transparence à peine soutenable, Marie-José Croze salope magistrale en mini-jupe, Valérie Decobert sourde et magnifiquement friable
ou encore Victoria Lafaurie dont le filet de voix est aussi désarmant que le col roulé rouge. Une spéciale dédicace parmi les figurants à quelques écrivains germanopratins, vous
reconnaîtrez Bernard Chapuis, Éric Neuhoff, Arnaud Le Guern, Jean-François Coulomb et le meilleur d’entre eux, le placide et distingué Arnaud Guillon. C’est décidé, j’y retourne à la séance
de 19 h 50.
À cause des filles.. ? de Pascal Thomas – Dans les salles depuis le mercredi 30 janvier