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Je tente d’examiner ici le troisième terme de la devise républicaine au sens anthropologique et judéo-chrétien de fratrie, de parentèle, depuis la _Genèse_ jusqu’à l’encyclique _Fratelli
Tutti_ du pape François ; mais aussi au sens métaphorique d’un idéal, un affect, une « émotion fusionnelle », une ambition de philadelphie raisonnée et de sociabilité choisie qui devraient
rassembler un jour toute la famille humaine ; d’un lien moral qui, en symbiose avec la liberté et l’égalité, les Droits de l’homme, le contrat social, l’État de droit et la justice pour tous
imposera un universalisme d’inspiration plus démocratique et cosmopolite ; d’un au-delà des rivalités sociales et nationales qui promet une autre Rédemption et l’avènement d’« un seul
peuple de Frères » enfants des Lumières. Je le fais en titrant l’« oubliée » sans point d’exclamation car il ne s’agit pas de jouer à l’indigné ou au moraliste ; sans point d’interrogation
puisque la désaffection, hélas, est manifeste, tandis qu’un souci de la fraternité revient pourtant dans nos sociétés liquéfiées et désunies. Ce qui pourrait peut-être, un jour, gommer son
oubli grâce à une réflexion morale et politique renouvelée. UN CLAIR-OBSCUR Ce thème est rarement débattu, il est peu inscrit dans le vocabulaire et les travaux des sciences sociales, et pas
davantage dans notre débat public, si volontiers partisan. Égoïsmes, haines, cruauté, oppression, insécurité, destruction, « guerre des mondes » selon Bruno Tertrais, voici plutôt notre
actualité. C’est comme si s’était imposée une « brutalisation_ _» pathologique du monde, dit Achille Mbembe ; une malignité – on n’ose plus dire « le Mal » – partout en embuscade, mise en
scène et en réseaux sociaux, médiatisée et numérisée. Avec, de surcroît, un avenir rendu incertain voire catastrophique par les pandémies, le dérèglement climatique et les menaces
écologiques de l’Anthropocène, cette ère si nouvelle et si déroutante signalée par l’action néfaste de l’homme sur la planète et l’épuisement de la confiance dans le Progrès. UNE «
MONDIALISATION DE L’INDIFFÉRENCE » Donc, tout annoncerait un désaccord entre l’Être et le Monde, un règne de l’instant, une crispation individualiste, une soumission à l’émotion, un âge de
désaveu moral et civique qui dénie le bien commun et le vivre-ensemble. Le tout baignant dans une « mondialisation de l’indifférence » disait le pape François à Lampedusa le 8 juillet 2013,
qui aggrave le refus de rencontrer et de reconnaître l’Autre. UNE CONSOLATION FACE À L’INCOMPLÉTUDE DU MONDE Nous voici donc, une fois de plus, au croisement d’interrogations historiques,
spirituelles et morales multiséculaires. « _Si la haine répond à la haine, comment la haine finira-t-elle_ ? » disait le Bouddha. « S_i je ne réponds que de moi, suis-je encore moi ? »_
ajoute la tradition talmudique. Et le Dieu de la Bible a questionné sans répit dans la _Genèse _(IV, 9)_ _: « _Caïn, où est ton frère Abel ?_ » Et Caïn de répondre : « _Je n’en sais rien.
Est-ce à moi de veiller sur mon frère ?_ » Et désormais, au contraire, le « T_u aimeras ton prochain comme toi-même_ » a été moins audible. Dès lors, la fraternité est devenue une valeur en
clair-obscur, une passion de l’âme, une consolation face à l’incomplétude du monde plus qu’un principe opératoire, qu’un droit un cheminement démocratique périlleux : finalement, une déesse
très ordinaire. Conceptualisation difficile et mise en œuvre aléatoire, parce qu’agir fraternellement oblige trop à sortir de l’assignation identitaire, du bénéfice égoïste, de
l’indifférence, du mépris et de la haine. UN COMBAT Pourtant, même oubliée ou déniée, la fraternité reste un combat. Parce que Caïn n’a jamais raison, disait Malraux. Et pour appuyer ce
postulat, on cherche, bien sûr, du renfort du côté de la vie en société, de ses engagements et de ses batailles de siècle en siècle. Mais l’on peut toujours se reprocher des lacunes, des
failles dans une réflexion qui n’est pas à son aise pour assez traquer l’innommé, le tacite, le « mine de rien » transmis sous couleur de fraternité, mais agissant jusqu’au point de devenir
fraternel. LA SURVIVANCE DE LA FRATERNITÉ D’ARMES Où sont passées nos neiges d’antan, nos niches et nos îlots de fraternités, nos places de la concorde, notre _Cheval d’orgueil_ venu du fond
des temps pour parler comme Hélias ? Où sont passés ces petits riens que l’on tenait pour si vivifiants à la veillée, au bistrot du coin, à la fête villageoise, à la procession, au match ou
au meeting, pendant les banquets et leurs prolongations, sans oublier les bonnes sœurs à cornette blanche qui ont tant secouru ? C’est dire que si la fraternité des miliaires au combat
semble être pérenne, il faudrait signaler plus avant le sport, l’engagement, la camaraderie, le syndicat, l’association, la mutualité. Dans nos réflexions, où sont ceux sans toit qui
survivent, aident et soignent, les religieuses et religieux, les animateurs de toute sorte, sans oublier les donneurs de sang, les aides à domicile, les soignants et les accompagnateurs des
fins de vies, mais aussi les sapeurs-pompiers, les caristes et les livreurs, les voisins, les bénévoles et les élus ; toutes celles et ceux qui portent secours aux démunis, tissent ou
retissent du lien entre les générations écartelées, corrigent les disparités géographiques, luttent contre l’abandon et l’oubli ; tous ces mal reconnus, professionnels ou non, retraités ou
jeunes plus engagés qu’on croit et qui, tous volontaires, prouvent que l’entraide et la confiance sont encore un horizon du quotidien, réinventent la proximité, colorent et sauvent des vies
? PARLONS-NOUS ASSEZ DU VIEUX RÊVE D’UNE FRATERNITÉ ENTRE LES PAYS, D’UNE UNION EUROPÉENNE TOUJOURS EN CHANTIER ? Et quel mutisme à propos de tout ce qui, à l’inverse, entretient l’aigreur
sociale et la négativité morale et civique, déclenche les émeutes et les violences, nourrit les extrémismes haineux, monte les guerres de religion et arme le « frérisme_ _» des islamistes.
Parlons-nous assez du vieux rêve d’une fraternité entre les pays, d’une Union européenne toujours en chantier ? Et même prononçons-nous le vieux mot de « patrie », qui épousa si longtemps
celui de fraternité tant il conjuguait ce qui nous venait du père/autorité, l’État, et de la mère/amour, cette France qui était restée la grande et la petite géographie des affections, des
partages et des engagements pour nombre d’entre nous ? Trop entêtés par notre « oubliée », il faudra examiner ce que d’aucuns nomment un « retour » prometteur de la fraternité dans nos
actualités. Nonobstant, deux évidences ressortent. La première, c’est que la fraternité reste bel et bien l’« oubliée » dans le débat politique et ses prolongements institutionnels, malgré
des espaces et des engagements nouveaux qui reprennent vie aujourd’hui en son nom. Pourquoi en serait-il autrement ? La seconde évidence, en contrepoint de la première, tient à ce que, même
cernée et piégée comme elle l’est de nos jours par les vents contraires du monde, la fraternité a toujours été écartelée, réversible et « _menacée par elle-même_ » dit justement Alexandre de
Vitry. Ce qui, rappelons-le une dernière fois, lui a valu bien des revers dans notre histoire contemporaine. Depuis 1848, elle ne vit plus en couple avec la révolution. Après 1870, elle a
dû cohabiter à la fois avec le solidarisme et la Revanche. Depuis 1946, elle doit s’incliner devant les Droits de l’homme universalisés. Depuis hier, elle doit bien admettre que les réseaux
sociaux suffisent à nombre de frères et de sœurs en mal d’affection et de soutien. Surtout, sa source évangélique et chrétienne, à vocation universelle, bouscule les temporalités et peut
affleurer quelles que soient les circonstances. Et cette eau lustrale est longtemps demeurée si active que, malgré l’apport de Lumières, il est resté difficile de la séculariser et _a
fortiori_ de la laïciser autant que la liberté et l’égalité, aux vertus plus évidentes pour le citoyen. … Finalement, peut-être tendrons-nous à répéter, avec Catherine Chalier, qu’elle reste
une « clarté fugitive », entre naître et mourir ? « Fugitive_ _», oui ô combien. Indicible et pourtant prometteuse, oui encore. Mais « clarté » ? Oui, toujours. Oui, car, somme toute,
n’avons-nous pas besoin de « _cœurs qui sachent écouter_ », comme disait le roi Salomon ? « _Personne ne se sauve tout seul _» : _Fratelli Tutti_ du pape François le martèle encore. Car ce
que disent l’Écriture et l’Évangile, c’est qu’il n’y a pas de Salut des uns au détriment des autres. « NE PAS RESTER AU BALCON » Dès lors, nous enjoint Régis Debray, il ne faut pas « r_ester
au balcon » _quand la fraternité est piétinée, oubliée ou dévalorisée, ou qu’à l’inverse, disent certains, elle fait trop étalage de ses vertus religieuses originelles. Et quand l’on
descend du balcon, ce n’est pas un hasard si chaque acte fraternel convoque et rajeunit tant de textes sacrés et d’émois littéraires. C’est que la fraternité, dès qu’elle affiche sa
constance religieuse et morale, touche au sacré, à la création, aux mots et à la langue partagés, à la magie du Verbe. Les tourments et les tragédies du XXe siècle ont barbouillé de sang la
fraternité dans la violence inouïe des massacres de masse et des idéologies assassines. Sur la France le malheur a fondu, de Verdun à Alger, de Sedan à Oradour. Et pourtant, quelques-unes et
quelques-uns ont résisté, au nom de la liberté, de la justice et de la paix, prouvant ainsi que la fraternité survivait au malheur, qu’elle sauvait les âmes et les peuples en promettant de
les libérer. « L’oubliée » agissait, clandestinement, mais elle agissait./…/ *L’historien Jean-Pierre Riou, mort le 6 décembre 2024, signe ici un texte magnifique. Républicain au sens le
plus fort, le plus fédérateur. Jean-Pierre Riou est l’auteur de « _Ils m’ont appris l’histoire de France_ » (Odile Jacob, 2017) ou « _Vive nos clochers. Avec Barrès, Hugo, Proust et les
autres _» (Bleu autour, 2024). La suite sur _Inflexions_