Play all audios:
Grand média généraliste québécois, « La Presse » s’est organisée pour résister aux pressions des géants du Net. Le média a pourtant tout misé sur le numérique et la gratuité depuis une
décennie. © Crédits photo : La Presse Au Canada, le blocage des liens et pages d’information sur Facebook et Instagram depuis cet été, en réponse à une nouvelle loi, prive les sites
d’information d’une part de leur trafic. Dans ce paysage fragilisé, « La Presse » fait office de contre-exemple. Jean-François Gérard Publié le 02 janvier 2024 Censée aider les médias
canadiens, où les plans sociaux s’enchaînent, la loi C-18 est entrée en vigueur le 19 décembre 2023. Elle oblige ainsi Google et Meta (maison mère de Facebook et Instagram) à payer une
redevance aux médias, en contrepartie du partage de leurs contenus. Après des mois de suspense, le gouvernement a finalement conclu un accord avec Google pour 100 millions de dollars
canadiens annuels (68 millions d’euros), en deçà des 172 espérés, mais continue de se heurter au refus de Meta. Depuis août, après le vote de la loi, la société a choisi de bloquer tous les
liens et pages d’information sur Facebook et Instagram pour ne pas avoir de redevance à payer. Fort de 720 000 abonnés sur Facebook, de quoi se placer dans le top 5 des pages d’info au
Québec, _La Presse_ pouvait donner l’impression d’avoir beaucoup à perdre. L’ancien journal imprimé a opéré un virage radical 100 % numérique et gratuit il y a moins de dix ans. Mais après
six mois de boycott par Meta, le site enregistre au contraire une hausse de 5 % de son trafic direct, ce qui compense ce qui a été perdu via Facebook. De quoi être soulagé par rapport à
d’autres médias numériques, tel _Urbania_ qui annonçait une chute de 35 % de son audience en août. Le fruit d’une stratégie qui a toujours cherché à réduire sa dépendance aux plateformes.
_La Presse_ revendique 4 millions de lecteurs mensuels (soit 60 % de la population francophone au Québec) dont 85 % qui viennent directement sur son site et ses deux applications. Et avec
480 salariés, dont 200 consacrés à la production de l’information (rédacteurs, photographes, graphistes…), le média s’achemine vers une quatrième année de bénéfices. LA FIN DU PAPIER Fondée
en 1884 à Montréal, _La Presse_ a imprimé ses dernières éditions en semaine fin 2015 (81 000 abonnés) et celles du week-end fin 2017 (120 000 abonnés). « _À l’époque, on nous regardait avec
de gros yeux, on nous disait qu’il y avait encore un avenir avec le papier_ », se souvient Florence Turpault-Desroches, vice-présidente aux Communications et la Philanthropie de _La Presse_.
« _On va bien aujourd’hui, mais c’est le fruit d’une transformation depuis dix ans. En ce moment, beaucoup de médias sont dans l'œil de l’ouragan, mais quand on a commencé on était
déjà dans la tempête_ », image-t-elle. Dès 2013, une édition quotidienne sur tablette, _La Presse +_, a été lancée et a donc cohabité cinq ans avec le papier. Hiérarchisée, complète, et
connectée aux dernières infos, elle est depuis constamment améliorée. « _Le développement de tous nos produits numériques est assuré par nos équipes à l’interne_ », souligne Michaël Majeau,
directeur en charge de l’image de marque. Même si aujourd’hui la croissance de ce public (248 500 lecteurs quotidiens) semble se heurter à l’usage des tablettes dans la population qui
plafonne, l’édition est consultée en moyenne quarante minutes par jour en semaine et cinquante-trois le week-end. Et surtout, sa porte d’entrée n’a jamais été les réseaux sociaux. > «
_Éviter d’être dépendant d’une tierce partie_ » L’autre point fort de _La Presse_ dans la relation directe avec ses lecteurs : ses 11 newsletters qui regroupent 1 million d’abonnés au total
et drainent environ 500 000 visites mensuelles sur le site. Deux nouvelles sur la culture pop et des recettes de cuisine ont été ajoutées cet automne. Rien de très neuf en soi puisque la
première a été lancée en 2003. Mais vingt ans plus tard, la plus consultée est celle qui présente une sélection de _La Presse + _avec plus de 420 000 inscrits, soit bien plus que de lecteurs
qui téléchargent l’édition sur leur appareil. Dans ce contexte, Michaël Majeau décrit presque comme un non-événement la journée où les équipes ont perdu l’accès administrateur à leurs pages
Facebook et Instagram. « _On le sentait venir. On commençait à voir que nos publications touchaient de moins en moins de public._ » La rédaction produit environ 120 articles par jour et le
partage d’une partie sur les réseaux _« est automatisé_ ». Le média poursuit donc ces publications peu chronophages pour ses quelques utilisateurs qui suivent leurs pages aux États-Unis ou
en France. NOUVELLE SOURCE DE REVENUS : LES DONS Après le virage numérique de 2015-2017, l’autre transformation majeure est intervenue en 2018 et a nécessité l’accord de l’Assemblée
nationale du Québec. Anciennement propriété du fonds d’investissement coté en bourse Power Corporation, _La Presse_ est devenue un fonds incessible sur le modèle du _Guardian_. Cette
structure vise à préserver l’indépendance et a également été adoptée en France par _Le Monde_ et _Mediapart_. Et au Québec, _Le Devoir_, vient d’adopter le même statut. « _Le lien de
cohérence dans tout ce qu’on a fait, c’est d’éviter d’être dépendant d’une tierce partie_ », expose Florence Turpault-Desroches. Dès 2015, _La Presse_ avait d’ailleurs refusé d’utiliser le
format Instant Articles de Facebook qui, malgré une promesse de rémunération, augmentait la dépendance envers les plateformes. Le changement de statut « _a permis de diversifier nos revenus,
notamment avec les dons_ », souligne-t-elle. En 2020, ils sont devenus défiscalisables. Trois ans plus tard, 80 % des recettes proviennent toujours de la publicité. « _C’est encore
beaucoup_ », conçoit Florence Turpault-Desroches — les 20 % restants proviennent des dons, d’aides gouvernementales et d’autres sources comme la revente d’archives. L’autre évolution est «
_plus philosophique_ », elle consiste à « _se doter d’une mission très claire : permettre à tous de s’informer avec une source fiable, de manière gratuite. Avec le blocage actuel, elle prend
tout son sens_ », complète la dirigeante. Ainsi, 100 % des bénéfices sont réinvestis dans _La Presse, _qui s’est en outre dotée en 2022 d’un fonds de réserve, alimenté par les excédents. Ce
bas de laine financier de 37 millions de dollars canadiens est mobilisable en cas de coup dur, mais aussi en vue du prochain investissement. « _Si on devait faire un développement
technologique majeur, il serait coûteux_ », projette Florence Turpault-Desroches. > « _Il faut être proactif, pas réactif »_ Sans paniquer, _La Presse_ n’est tout de même pas restée
inactive face au blocage. « _C’est le même travail qu’avec la fin du papier : accompagner nos lecteurs vers le changement_, estime Michaël Majeau._ Il faut être proactif, pas réactif. »_ En
plus des publicités (à la radio, sur le Web et même à la télévision) pour inciter à télécharger ses applications, « _nous avons fait des campagnes sur ce que nous faisons, nos dossiers, les
thèmes qui sont abordés_ », complète-t-il. Les annonceurs, les 48 000 donateurs et même, parmi les 3,6 millions de visiteurs du site et de l’application, le million de lecteurs les plus
réguliers — ceux qui ont eu besoin de créer un compte pour consulter plus de trois articles dans le mois — ont également été sensibilisés à cette nouvelle donne. Enfin, un espace « Dialogue
» a été lancé et invite à soumettre des textes de 600 mots au moins pour recréer une discussion, plus apaisée que celle des commentaires sur les réseaux sociaux. Même si celui-ci est plutôt
utilisé par les chroniqueurs et personnalités publiques, quelques contributions de lecteurs lambda y sont affichées. Si, à court terme, l’avenir est dégagé pour _La Presse,_ reste quand même
un enjeu de taille, que la situation actuelle complique : le rajeunissement du lectorat. Selon le Centre d’études sur les médias de l’Université de Laval, 70% des Québécois de 18-34 ans
s’informent prioritairement sur les réseaux sociaux, et la moitié n’a pas changé ses habitudes depuis le blocage des infos par Meta. « _Mais ça ne veut pas dire qu'ils ne sont pas en
contact avec des nouvelles. Quelle en sera la qualité ?_ » interroge Florence Turpault-Desroches. Il y aurait bien TikTok, mais reste à trouver le bon ton. « _Si c’est du recopiage de ce
qu’on fait ailleurs, ça ne marchera pas_ », prédit Michaël Majeau. « _Il faut qu’on s’assure qu’on soit là pour cette génération, qu’on les atteigne et qu’ils développent un intérêt pour
l’information. Tous les médias vont devoir y réfléchir_ », reprend la vice-présidente. Un défi d’avenir qui semble bien plus complexe que ses chantiers techniques. « _Cela va au-delà d’une
question de business_ », conclut Florence Turpault-Desroches.