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Dans Bound to Lead (1990), Joseph Nye devinait que la puissance d'un pays pouvait reposer sur des éléments moins tangibles que les armes ou les finances. Vingt ans plus tard, tous les
éléments de la théorie de Joe Nye sont posés dans le texte de Soft Power. Kevin Picciau Publié le 04 mars 2019 LOGIQUES ET RESSOURCES ÉLÉMENTAIRES DU « SOFT POWER » Joseph Nye définit le
pouvoir au sens large comme la capacité pour une entité (un pays, une organisation non gouvernementale, un individu isolé, entre autres possibilités) d'obtenir ce qu'elle souhaite
de la part d'une autre entité. Plusieurs forces sont à disposition des protagonistes. L'arsenal des moyens qui permettent de contraindre (ici jouent les logiques de menace, qui
passent souvent par les moyens militaires) ou d'inciter (par la livraison de contreparties ou l'octroi de concessions, souvent financières) est distingué, dans la théorie de Nye,
de la capacité de séduire. La contrainte (« le bâton ») et l'incitation (« la carotte ») sont définies comme les outils du « _hard_ _power_ », littéralement le « pouvoir dur », celui
qui se concrétise dans une force de nature relativement tangible. L'aptitude à séduire, elle, correspond à un champ d'action plus subtil, celui du « _soft_ _power_ », ou « pouvoir
doux ». Pour Nye, le « _soft power_ » n'appartient pas autant à la maîtrise du gouvernement que le « _hard power_ ». Un « s_oft power_ » large et solide requiert une participation
active et libre de la société civile ; il caractérise donc plus facilement les sociétés libérales. En 1939, le Britannique E.H. Carr opérait déjà une distinction similaire des pouvoirs dans
le contexte international : il séparait, pour sa part, la force militaire, la force économique et la force par l'opinion. Joseph Nye se propose donc simplement de renouveler et
d'affiner une terminologie déjà latente, pour cerner des logiques de pouvoir aussi anciennes que l'histoire humaine. Pour préciser la teneur du « _soft power _», nombreux sont les
spécialistes des relations internationales qui ont proposé des expressions équivalentes. Souvent, il a pu être fait référence à la « politique d'influence » : une erreur de définition
selon Nye, qui conçoit l'influence comme un effet ou une branche du pouvoir pouvant émaner aussi bien des actions de menace et d'incitation (« _threats and demands _») que des
voies du « _soft power_ ». Avant que Joseph Nye ne livre ses concepts, les politiciens ont pu aussi parler du « second visage du pouvoir » (« the second face of power ») pour désigner cette
manière indirecte pour un pays d'obtenir ce qu'il désire. Si cette expression recouvre parfaitement la réalité du « _soft power_ », Nye lui-même propose d'autres alternatives
aux mots qu'il a choisi et parle volontiers de « pouvoir d'attraction » (« _attractive powe_r »). Par quels moyens un pays est-il en mesure de développer son pouvoir
d'attraction ? Comment gagne-t-il l'adhésion de nations étrangères à ce qu'il est et ce qu'il symbolise ? Joe Nye identifie trois vecteurs majeurs pour la construction du
« _soft power_ » : la culture, les valeurs et les politiques étrangères. Ces éléments ne sont des ressources effectives du « _soft power_ » que lorsqu'elles peuvent se prévaloir,
respectivement, d'être attrayante pour une nation étrangère (cas de la culture), d'être suivies aussi bien dans le pays d'origine qu'à l'étranger (cas des valeurs)
et d'être considérées comme légitimes et ayant autorité morale (cas des politiques étrangères). Dans le modèle de Nye, un pays ne peut être puissant sur la scène internationale
qu'en opérant une combinaison habile de « _hard _» et de « _soft power_ », afin de mobiliser un pouvoir qualifié d' « intelligent », le « _smart power_ ». Hillary Clinton, dès son
accession au titre de Secrétaire d'Etat, a fait valoir son souhait de corriger l'image violente que l'administration Bush a appliquée aux Etats-Unis et de privilégier une
juste alliance de forces tangibles et de diplomatie publique. Dans son tout premier discours, la nouvelle Secrétaire d'Etat se réfère, à quatre reprises, au « smart power » tel que le
conçoit Joe Nye et confirme ainsi les orientations données par Barack Obama dans son discours de politique générale, où les notions de « soft » et « smart power » occupaient une place
essentielle. Pour la nouvelle administration américaine, l'analyse de Joe Nye est des plus pertinentes : au XXIe siècle, la théorie de Machiavel, selon laquelle mieux vaut pour un
prince d'être craint que d'être aimé, n'est plus d'actualité ; aujourd'hui, la juste position consiste à être simultanément une figure de menace et de séduction. LA
CULTURE, SOURCE ABONDANTE DU « SOFT POWER » Dans le schéma des vecteurs du «_ soft power _», la culture est souvent présentée comme la source la plus évidente d'influence auprès des
nations étrangères. Chez Nye, la culture se définit comme l'ensemble de valeurs et de pratiques qui créent du sens pour une société. Communément, une distinction est faite entre haute
culture et culture populaire, mais toutes deux sont en égale mesure de porter le « _soft powe_r ». Si les Etats-Unis doivent majoritairement le succès de leur culture à des éléments de « pop
culture » (de McDonald's à Nike en passant par Hollywood et Britney Spears), la Chine est un très bon exemple de « soft power » produit à partir de composantes de culture « haute » ou
« traditionnelle », celle de sa coutumége culinaire, de ses arts martiaux ou de ses philosophes. Et, si le « soft power » chinois est à considérer, selon Joe Nye, comme faible et peu
rentable, l'échec d'influence n'est en rien dû à la priorité donnée à la « haute culture ». C'est en privilégiant un système centralisé, où l'autocritique et
l'expression libre des artistes et de la société civile sont rejetés, que la Chine amoindrit son potentiel de séduction et s'enferme dans une position peu avantageuse en termes de
« pouvoir doux ». Les freins au développement du « _soft power _» se situent non pas dans la nature des ressources culturelles, mais dans leur degré d'ouverture : une nation aux valeurs
étriquées et à la culture étroite est peu disposée à emporter l'adhésion d'autres sociétés à son modèle. Par opposition, les cultures à tendance universaliste, comme celle des
Etats-Unis, auront de grandes chances de rallier des groupes d'individus variés, en des points très différents de la planète. Nye compare volontiers le rayonnement de la puissance
américaine au rayonnement de l'empire romain, à la différence près que l'influence de Rome s'arrêtait là où ses troupes avaient réussi à s'imposer, alors que la gloire
_made in United States _embrasse la quasi-totalité du globe. Joseph Nye souligne deux erreurs quant à l'analyse des effets de la « _pop culture_ » en termes de « _soft power_ ».
Certains spécialistes, à tort, considèrent la culture populaire comme seule véritable source culturelle de « _soft power_ ». La « _pop culture_ », c'est une promesse de diffusion
rapide, des jeux de références faciles et à tendance universelle. La « _high culture_ », dans ses traits plus intellectuels, plus fermés, serait moins apte à susciter l'adhésion de
groupes étrangers. Sur ce point, Nye rappelle l'exemple de la France qui, aux origines, a bâti sa reconnaissance à l'international sur ses écrivains, ses musiciens et sa langue,
référence dans les usages diplomatiques. Dans un esprit opposé, de nombreux intellectuels considèrent la « pop culture » comme un fait éphémère et volatile, peu enclin à s'inscrire dans
la durée, pauvre en informations, et donc peu susceptible de créer un effet politique. Or, le travail du « _soft power_ » et de la politique d'influence ne consiste-t-il pas,
justement, à produire un changement de nature politique ? Face à ce jugement, Nye multiplie les exemples de chansons américaines, ici rock, ici rap, diffuséeacute;es sur les ondes
d'Europe de l'Est, dont les messages marqués au fer rouge par les idéaux démocratiques vont être le slogan de centaines de jeunes désireux d'enterrer l'idéologie
communiste. Dans les années 1990, la radio dissidente B2, à Belgrade, passe en boucle les titres de _Public Enemy_, qui chante, depuis l'Amérique : « _Our freedom of speech is freedom
or death _» (« Notre liberté d'expression, c'est la liberté ou la mort. ») Nombreuses sont les productions made in America qui livrent, toutes prêtes, les bandes-son de la
démocratisation pour les pays de l'Est. Au XXIe siècle, il semble que la plupart des pays considèrent la culture comme première ressource du « soft power ». En 2001, lorsque tombe le
gouvernement taliban en Afghanistan, le Premier Ministre indien se rend sur le champ à Kaboul. Dans son avion, ce ne sont pas des armes, pas de la nourriture qui sont transportés, mais des
films et de la musique produits par l'industrie de Bollywood. Avant même de rencontrer le nouveau gouvernement afghan, le Premier Ministre indien et son équipe font une brève apparition
devant la population de Kaboul et ouvrent officiellement la distribution des produits culturels qu'ils ont apportés. Pour Nye, il s'agit là d'un exemple évident du triomphe
de l'arme culturelle dans l'actuel jeu diplomatique international. Cependant, il semble que le XXIe siècle soit destiné à placer une autre sphère au sommet de la pyramide des
vecteurs du « _soft power_ » : aidé par le développement des nouvelles technologies, le monde de l'information, dont les contours peuvent parfois croiser ceux des sphères de la culture
et du divertissement, se présente comme la nouvelle source première d'influence et de légitimité. LE POUVOIR À L'HEURE DE L'INFORMATION GLOBALISÉE Rappelons-le : c'est en
2004 que Joseph Nye pose ses analyses dans _Soft power, The means to success in world politics_. Le XXIe siècle annonce déjà l'importance grandissante que sont destinés à prendre les
canaux de diffusion de l'information dans le jeu international. Pour Joseph Nye, si les nouvelles technologies continuent à révolutionner les modes de travail et d'échange, le «
_soft power_ », dans sa globalité, va gagner en signification pour déterminer les vraies puissances, se plaçant devant les ressources militaires et économiques. Pour Nye, il est évident que
les Etats-Unis bénéficieront d'une avance : habitués à disposer des dernières technologies en avant-première, les Américains verront, les premiers, leur « _soft power_ » gagner en
importance. Mais, au fur et à mesure de la diffusion des nouvelles techniques à travers le monde, les autres pays combleront leur retard et pourront se mesurer sérieusement au concurrent
numéro un. Il y a une dizaine d'années, plusieurs observateurs ont jugé que l'étroite collaboration entre le gouvernement et l'industrie du Japon donnerait au pays une place
solide de tête de file dans la nouvelle ère de l'information. Mais, si cette opportunité était réelle, le Japon a raté sa chance. Trop prisonnier de sa culture de surveillance et de
contrôle étatique, le pays ne réussit pas à trouver de vrais points d'attache dans le reste du monde. Lorsque le Japonais Matsushita rachète la société de production MCA aux Etats-Unis,
il annonce d'emblée qu'il ne produira pas de films critiques vis-à-vis du Japon. Le message issu du travail de création cinématographique n'arrive donc pas à se défaire des
allures de propagande et de contrôle des idées : impossible, dans ce cadre, d'apparaître légitime aux puissances du dehors. Appliquée aux processus de production et de diffusion de
l'information, cette tradition du contrôle et de l'absence d'auto-critique est d'autant plus fatale pour la crédibilité du Japon. A l'autre bout du monde, les
Etats-Unis, pour leur part, multiplient les structures de production de contenu, varient les canaux de diffusion, et laissent libre cours au travail d'évaluation qu'effectuent
aussi bien les professionnels de la presse que ces citoyens libres d'intervenir via les réseaux sociaux et les sites participatifs : l'Amérique, imparfaite mais démocratique, livre
ainsi une information soumise à des règles apparentes d'honnêteté et de diversité des points de vue, qui lui valent la reconnaissance de son travail d'information au-delà de ses
frontières. A ce titre, les Etats-Unis montrent le comportement à adopter pour développer, dans les années à venir, son « soft power ». La capacité à produire et à partager de
l'information devient, au XXIe siècle, une nouvelle norme d'évaluation du pouvoir. Les pays destinés à faire le plus grand gain en « soft power » sont bien ceux qui, d'une
part, privilégieront la diversité des canaux de communication et, d'autre part, imprègneront leurs contenus de valeurs reconnues au niveau mondial. Dans la nouvelle logique, le
libéralisme, le pluralisme et l'autonomie du citoyen dans la formulation de ses opinions sont destinés à devenir des critères essentiels pour le développement du « pouvoir doux ». Grâce
aux coûts moindres que représente le vecteur Internet, la société civile est plus en mesure que jamais de faire valoir ses idées et devient, peu à peu, maîtresse dans la détermination du «
pouvoir d'attraction ». Les acteurs non gouvernementaux actifs dans le domaine de l'information vont également renforcer leur « soft power » et prendre une place de plus en plus
légitime dans les rapports de force idéologiques qui se manifestent sur la scène mondiale. L'Etat, lui, se voit obligé de composer avec les nouvelles voix qui se font entendre. Dans le
meilleur des cas, il semble destiné à devenir un simple acteur parmi d'autre. Sur le champ de ce pouvoir doux et volatile, qu'il n'est pas aisé de prendre en main, il est
envisageable que les cellules gouvernementales soient reléguées à un rôle de second plan, derrière les masses de citoyens, ceux qui valident la crédibilité des messages, intègrent ou
rejettent les vagues culturelles, font et défont, lentement et sans en avoir toujours conscience, les degrés de « soft power ». Si l'explosion des canaux d'information et leur
omniprésence dans les échanges inter-pays est un fait vérifié, à la fin de la première décennie du XXIe siècle, nombreux sont les spécialistes des relations internationales à penser que la
multiplication des canaux de diffusion et le rôle amoindri de l'Etat dans la gestion des contenus d'information ne sont pas décisifs dans la distribution des forces à
l'échelle mondiale. Tout au plus s'agirait-il d'un progrès pour la démocratisation, le pluralisme des points de vue et la vérification des informations. Dans l'esprit
conservateur américain, notamment, l'idée du « pouvoir doux », dans sa globalité, relève davantage du fantasme et de l'évaluation approximative que d'une donnée géopolitique
effective. Derrière Samuel P. Huntington, les analystes pointent du doigt l'échec du « soft power » tant évoqué dans la gestion de la relation Etats-Unis – Iran. > Lire
l'interview de Joe Nye