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L'AFP a analysé des fausses alertes et des images sorties de leur contexte, qui ont alimenté un climat de désinformation lors des inondations en Espagne. © Crédits photo : capture
d'écran de la chaîne Youtube AFP Español Les inondations historiques du 29 et 30 octobre 2024, qui ont causé la mort de plus de 220 personnes au sud de Valence, ont aussi entraîné une
immense vague de désinformation. Profitant du chaos, la Russie, des influenceurs et des politiques y ont fortement contribué. Romain Chauvet Publié le 28 novembre 2024 C’est la pire
catastrophe naturelle qu’a connue l’Espagne. Au choc de la tragédie, s’est ajoutée une immense colère à l’égard des autorités, accusées d’avoir donné l’alerte trop tardivement et d’avoir mal
coordonné l’aide apportée aux sinistrés. Une situation de chaos rapidement devenue un terrain fertile à la désinformation. _« Pour nous, c’est du jamais vu en Espagne, autant de
désinformation, de fausses nouvelles et de théories du complot. C’est une première depuis que nous existons »,_ dit d’entrée de jeu Ximena Villagrán, directrice des opérations de Maldita, un
organisme de fact-checking espagnol créé en 2018. Quelques heures seulement après la tragédie, de nombreux scénarios ont commencé à circuler en masse pour tenter d’expliquer ces
inondations. Comme ces images censées montrer des navires qui auraient manipulé le climat grâce au programme Haarp, théorie phare du complotisme climatique. Il s’agissait en réalité de
navires de forage. Une autre théorie tenait pour responsable le Maroc, accusé d’avoir voulu détruire les récoltes pour exporter plus de produits vers l’Espagne. _« La désinformation marche
toujours mieux dans des situations comme celle-ci, avec beaucoup d’incertitudes, de peur et un manque d’information et de communication officielle des autorités, tant nationales que locales
»_, affirme Raúl Magallón Rosa, professeur en journalisme à l’université Carlos III de Madrid. Pendant plusieurs jours, les autorités n’étaient par exemple pas en mesure de dire combien de
personnes étaient portées disparues, ce qui a laissé libre cours aux spéculations. Maldita a recensé au moins 112 sujets de désinformation concernant les inondations. Il y a par exemple eu
un faux numéro d’urgence, censé remplacer le 112, des prétendues destructions de barrages en amont de ces inondations, ou encore des rumeurs persistantes sur des centaines de corps qui
auraient été retrouvés dans un parking souterrain du centre commercial de Bonaire, à Aldaia, et que les autorités auraient cachés. _« Tout est parti d’un militant de Vox (extrême droite),
qui a dit que quelqu’un lui avait confirmé que __700 tickets de parking__ avaient été distribués juste avant les inondations »_, raconte Ximena Villagrán. Problème, le parking est gratuit et
ne possède pas de système de tickets. Après plusieurs jours de recherches, les secours n’ont finalement retrouvé aucun corps. Mais les rumeurs ont tellement circulé que certains résidents
de Valence y croient encore. LA RUSSIE IMPLIQUÉE Quelques jours après le drame, le 3 novembre, une vidéo commence à devenir virale. On y voit une file de voitures de police présentées comme
celles des gardes du corps du roi Felipe VI et du Premier ministre espagnol, Pedro Sanchez, en visite à Paiporta, l’une des villes les plus touchées. _« Le roi est escorté parce que sinon il
sera mangé vivant »_, peut-on entendre en espagnol dans une vidéo. En fait, ce sont plutôt des renforts de police venus aider les sinistrés. Mais cette journée-là, la visite officielle va
tourner à l’affrontement, jets de boue et insultes forcent l’exfiltration de la délégation. Maldita a été en mesure d’identifier la Russie derrière cette campagne de désinformation. _« On a
commencé à analyser chaque chaîne et compte où cette vidéo a été publiée dans différentes langues, pour finalement remonter jusqu’à la Russie. La distribution initiale a été faite via les
chaînes Pravda et des sites reliés à des campagnes de propagande russe »_, explique Ximena Villagrán. Pravda est considéré par l'Observatoire européen des médias numériques (EDMO) comme
un _« réseau de désinformation russe »_, qui utilise différents sites Internet dans plusieurs langues. Avec selon elle un objectif clair : déstabiliser le pays, en utilisant la colère des
sinistrés contre les autorités. _« L’idée derrière, c’était de dire : "regardez, votre roi et votre démocratie ne fonctionnent pas." La démocratie était vraiment la cible. Ils
veulent détruire tout ce en quoi nous avons confiance, dont cette idée occidentale du fonctionnement de la démocratie »_, explique Ximena Villagrán, qui dit en avoir parlé avec d’autres
organismes de fact-checking dans des pays d’Europe de l’Est, plus proches de la Russie, qui observent le même phénomène. « UN IMPACT ÉNORME » La désinformation a aussi été largement
amplifiée par des influenceurs et des personnalités publiques extrêmement suivis sur les réseaux sociaux. À l’image de Georgina Rodríguez, la femme du joueur Cristiano Ronaldo, qui a par
exemple relayé en story, à ses plus de 64 millions d’abonnés sur Instagram, une vidéo affirmant que des dons de vêtements aux sinistrés étaient en fait jetés à la poubelle. _« C’est la femme
la plus suivie sur Instagram en Espagne. Partager une telle vidéo a un impact énorme. C’est très préoccupant de voir des personnes si importantes sur les réseaux sociaux partager ce genre
de désinformation »_, s’inquiète Ximena Villagrán. La vidéo était en réalité un canular diffusé par l’eurodéputé espagnol d’extrême droite Alvise Pérez et son entourage. _« Ce qui est
dangereux, c’est que les gens ne voient plus la différence entre des vrais journalistes, qui ont un code de déontologie, et d’autres personnes, qui sont parfois plus suivies que des médias
traditionnels, et qui peuvent relayer toutes sortes de choses »_, juge Carlos Elías, professeur en journalisme, spécialiste de la désinformation. Le quotidien espagnol _El País_ a aussi
souligné que des influenceurs espagnols ont amplifié des fausses informations et contribué à une vague de méfiance envers des ONG, comme la Croix-Rouge. Certains ont émis des doutes sur leur
action en les accusant de voler de l’argent ou de ne pas être sur le terrain auprès des sinistrés. Dans une vidéo adressée à ses plus de 6 millions d’abonnées sur TikTok, l’influenceur
espagnol Isaac Belk a par exemple partagé sa colère en discréditant le travail des ONG. _« Qui diable organise ? Que font-ils avec les camions qui vont là-bas ? J’ai juré de ne décharger
aucun camion d’aucune organisation. »_ Considérant désormais l’impact des influenceurs, Carlos Elías estime que les autorités auraient intérêt à travailler avec eux dans les moments de
crise, comme lors de la pandémie. _« Les autorités devraient mieux les considérer et leur transmettre des informations, car ils génèrent une grande confiance de la part de leur public. Ça
pourrait éviter ce genre de choses. »_ COMMENT LUTTER CONTRE LA DÉSINFORMATION ? Selon un rapport de Maldita, les plateformes en ligne n’ont pris aucune mesure durant cette immense vague de
désinformation. Des bannières pouvant indiquer que le contenu est non vérifié, trompeur ou généré par l’IA ont été quasi-absentes ou difficilement applicables sur des groupes WhatsApp,
Telegram ou lors de la republication de stories sur Meta. Les catastrophes naturelles et les changements climatiques étant bien souvent des sujets propices à la désinformation, certains en
ont même profité. _« La plupart des contenus viraux de désinformation sur X venait de comptes certifiés (un badge payant) »_, explique Ximena Villagrán. Des comptes bien souvent automatisés,
laissant penser qu’ils utilisent l’IA pour générer des interactions et ainsi gagner de l’argent. L’Union européenne n’a pas non plus activé les mécanismes de réponse aux crises, comme
défini dans le règlement sur les services numériques (DSA), déplore Maldita. Les autorités devraient-elles renforcer leur contrôle sur ces plateformes ? «_ Je ne pense pas que les autorités
aient le pouvoir de dire ce qui est la vérité ou non. C’est plutôt le travail des journalistes et de la science »_, explique Carlos Elías. _« La régulation pourrait finalement mener à la
dictature »_, estime le professeur. Alors qu’en Espagne, il y a plus de gens qui se méfient de l’information que ceux qui y font confiance, respectivement 40 % contre 33 % selon des données
de l’Institut Reuters, plusieurs experts poussent pour une plus grande éducation aux médias. _« C’est le monde dans lequel nous vivons maintenant. Nous devons apprendre dès le plus jeune âge
à vérifier les sources et à ne pas croire n’importe qui sur les réseaux sociaux, qui est peut-être plus intéressé par faire sa publicité que par la vérité »_, conclut Carlos Elías.