Profession : « gender editor »

Profession : « gender editor »

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© Crédits photo : Illustration : Lucile Farroni. FEMMES DANS LES MÉDIAS : RÔLES DE DAMES - ÉPISODE 9/9 Pour en finir avec la sous-représentation des femmes dans les médias et mieux refléter


la réalité, plusieurs rédactions à travers le monde ont choisi de nommer des « gender editors ». Voici comment ces responsables éditoriales chargées des questions de genre s’y prennent pour


changer les pratiques journalistiques au sein de leurs rédactions. Vincent Bresson Publié le 01 mars 2021 Mariana Iglesias travaille à _Clarín_ depuis 1996. Au sein du quotidien le plus lu


d’Argentine, la journaliste traite de la place des femmes dans la société. Au début de l’année 2018, elle découvre qu’un poste d’un nouveau genre a été créé au _New York Times_ : gender


editor, responsable éditorial chargé de veiller à la bonne représentation des femmes. « _J’ai proposé à_ _Clarín la création d’un poste de gender editor après avoir lu que le _New York


Times_ l’avait fait_, se souvient Mariana Iglesias_. J’ai présenté un projet avant d’être nommée à ce rôle de responsable éditoriale en 2019._ » L’idée est bien perçue par la rédaction. « 


_Tous, ou presque tous mes collègues, veulent travailler le plus correctement possible et ne plus contribuer à la reproduction des stéréotypes ou de discriminations. _» Lénaïg Bredoux,


gender editor à _Mediapart_ depuis octobre 2020, s’est sentie elle aussi soutenue par sa rédaction. « _Et puis, on ne partait pas d’une feuille blanche_ », reconnaît-elle. La journaliste ne


perçoit pas sa nomination comme une rupture, mais plutôt comme une continuité. Elle assure que le pure player a entamé une réflexion sur la place des femmes dans la rédaction et leur


représentation bien avant son affectation : « _Le journal menait déjà des actions concrètes pour augmenter le temps de parole des femmes en conférence de rédaction et, de mon côté, je


m’occupais de ces questions quand j’étais au service politique. Mais nous avons estimé que la situation justifiait la création d’un poste à part entière. _» Comme Mariana Iglesias, de


_Clarín_, Lénaïg Bredoux est convaincue que le niveau de conscientisation de ses collègues facilite son travail. Mais il n’empêche pas les faux pas. « _Il y a quelques années, après


l’élection de Rodrigo Duterte _[le président philippin, NLDR],_ une de nos titrailles le qualifiait de « président_ _viril_ ». _On s’est dit que ce n’était pas possible de dire ça d’un homme


qui ironise publiquement sur le viol_,_ alors on a fini par changer le titre. _» « IMPOSER UNE FAÇON DE FAIRE NE FONCTIONNE PAS » Six mois après sa nomination, elle est toujours la seule


gender editor au pays d’Olympe de Gouges. Claudia Vaccarone tient le compte. Cette experte en questions d'égalité de genre et diversité dans les médias basée en Suisse s’intéresse à la


question de près et prépare un livre blanc sur le développement de ce poste balbutiant. Pour le moment, elle estime qu’il n’existe que cinq gender editors à travers le monde : à _El País_, à


_Mediapart_, à _Clarín_, au _New York Times_ et à BBC World — qui a nommé une première correspondante sur le genre et l’identité en 2018, un poste essentiellement consacré au reportage.


Lénaïg Bredoux définit son nouveau rôle comme celui d’une «_ interlocutrice privilégiée_ ». Son quotidien repose sur deux axes. D’une part, la journaliste mène une réflexion sur les


pratiques journalistiques en se basant sur des événements objectifs et factuels. « _Est-ce qu’il y a des femmes en Une ? Doit-on davantage diversifier nos interlocuteurs ? Est-ce qu’il est


nécessaire d’ajouter un avertissement en début de papier pour dire que certains passages sont durs et peuvent être traumatisants ?_ » L’autre part est plus « _classique_ » : assurer la


coordination des pratiques éditoriales. « _Il ne s’agit pas seulement de placer une femme de temps en temps dans nos papiers, mais également de leur donner une vraie place dans nos


thématiques. Par exemple, les violences sexuelles et les féminicides sont des sujets que la presse a longtemps considérés comme des faits divers et marginaux relevant de la vie privée, ce


n’est pas le cas chez nous._ » À _Clarín,_ Mariana Iglesias jette parfois un coup d’œil aux articles avant leur publication et peut contribuer à certains ajustements, mais il lui est bien


évidemment « _impossible de tout lire avant publication_ ». Pour apporter le changement, la gender editor juge qu’il est plus efficace de sensibiliser ses confrères aux « _inégalités_


_qu’ils ne perçoivent pas toujours_ ». Sa solution : animer des ateliers avec ses collègues, leur donner des conseils au quotidien et discuter avec eux. REPENSER LES HABITUDES


JOURNALISTIQUES Les leviers pour éviter l’invisibilisation des femmes sont nombreux. Une des solutions martelées par le collectif Prenons la Une_ _et le Haut conseil à l’égalité entre les


femmes et les hommes prend la forme d’un conseil assez simple : mieux nommer les choses. Au cœur des rédactions, cette recommandation suscite des débats. Faut-il féminiser les noms ? Passer


à l’écriture inclusive ? Utiliser le terme féminicide ? Quelle que soit la réponse de ses collègues, Lénaïg Bredoux rappelle à nouveau qu’elle est là pour conseiller et faire naître une


réflexion commune : « _Si un rédacteur me dit qu’il tient à l’emploi d’un mot ou autre, j’accepte le contradictoire et la discussion, c’est une dynamique collective_._ _» La journaliste


reconnaît qu’elle apprend son rôle en marchant et qu’il consiste beaucoup à discuter pour imaginer des solutions : « _Je ne crois pas que la brutalité et le coercitif soient la solution. Je


ne force pas les journalistes à écrire ce qu’ils ne veulent pas écrire. Je pense qu’imposer une façon de faire ne fonctionne pas. Il faut laisser le choix au rédacteur, par exemple pour


l’écriture inclusive._ »_ _ De l’autre côté de l’Atlantique, Jessica Bennett, journaliste au _New York Times_ et première gender editor du monde, fait elle aussi de la langue l’un des


chantiers majeurs d’un journalisme plus inclusif : « _Je vois régulièrement un langage sexiste se glisser dans un article. Ce n’est pas toujours fait exprès. Nous avons tous des préjugés et


ils peuvent très facilement apparaître dans notre manière d’écrire. Mais il y a un test assez simple pour éviter cela, il suffit de se demander : _"Est-ce que j'utiliserais ce


langage si cette personne était un homme blanc?". » Sa méthodologie pour changer les pratiques rédactionnelles est peut-être plus affirmée que celle des autres gender editors,


puisqu’elle a occupé ce poste pendant trois ans, de 2017 à 2020. Elle repose sur trois piliers et autant de questions. Pour ne pas oublier les femmes dans la production médiatique, elle


invite à se demander qui est sujet au centre des articles et des photographies. Puis, à prendre du recul sur les sources en s’interrogeant : « _Qui citez-vous dans vos histoires ?


Pouvez-vous diversifier votre liste de sources ?_ ». La dernière question menant vers une meilleure représentation des femmes est plus surprenante : « _Comment diffusez-vous votre contenu ?_


 ». Les plateformes de diffusion ont un usage genré, rappelle Jessica Bennett : « _Cela semble évident, mais nous savons que les femmes, par exemple, sont plus susceptibles d'utiliser


des plateformes comme Instagram. Les mères qui travaillent sont plus susceptibles de lire une newsletter si elle est envoyée tôt le matin. _» DES STRATÉGIES VARIÉES Toutes les rédactions ne


passent pas par la case gender editor pour changer leurs pratiques. Au printemps 2017, Pauline Talagrand et Aurelia End s’agacent de certaines habitudes journalistiques de leur rédaction,


l’Agence France-Presse (AFP). « _Quand des femmes étaient tuées par leur mari, des dépêches évoquaient des crimes passionnels ou des drames familiaux. Avec Pauline, nous faisions également


le constat qu’on avait du mal à faire parler des femmes de certaines professions. Par exemple, il y a beaucoup d’avocates et pourtant, ceux que l’on entend le plus souvent, ce sont des


hommes. On peut faire la même remarque pour les économistes _», constate Aurelia End. Les deux journalistes font remonter le problème à Michèle Léridon, alors directrice de l’information.


Surprise : la responsable leur confie une mission de plusieurs mois pour penser des consignes rédactionnelles précises. Pauline Talagrand et Aurelia End rendent leur rapport sur la place


accordée aux femmes dans les contenus produits par l’AFP en octobre. Sur la base de ce document, la direction de l’agence de presse annonce une série d’initiatives en janvier 2018, en se


passant du poste de gender editor : systématisation de la féminisation des titres ainsi que des fonctions, mise en garde à propos des descriptions physiques ou vestimentaires réservées en


grande partie aux femmes et incitation à solliciter un plus grand nombre d’expertes. Comment tranchent-elles entre contraintes et recommandations ? « _Il faut un savant mélange entre les


deux, mais surtout, il est nécessaire d’établir des règles claires, sinon on ne s’en sort pas. Sur la féminisation des titres et fonctions, on a choisi de l’imposer. Par contre on n’a pas


donné de quota d’expertes. Ça ne nous semblait pas envisageable, notamment parce que constituer un carnet d’adresses, ça prend du temps._ » Les décisions prises, reste à mesurer leurs


effets. Pour s’assurer que la place et le traitement journalistique dédiés aux femmes s’améliorent, l’agence mandate une personnalité externe : la sociologue Marlène Coulomb-Gully. Depuis


2019, la chercheuse et professeure en sciences de l’information et de la communication dresse un bilan annuel à partir d’un échantillon de contenus de l’AFP. « _Je crois qu’on est le premier


média français à faire cette expérience_, relève Aurelia End, avec un brin d’enthousiasme dans la voix. _Le bilan, c’est qu’il y a des progrès, mais que la représentativité des femmes


plafonne autour des 30 % des personnes citées dans nos contenus, des résultats que l’on retrouve chez les autres médias._ » La pandémie aurait même mis un coup d’arrêt à la féminisation des


interlocuteurs : « _Les chefs de service médicaux sont surtout des hommes. Et en plus, une partie des femmes sont restées coincées à la maison, puisqu’elles ne trouvaient pas toujours un


moyen de faire garder leurs enfants avec le confinement_. » La rédactrice en chef pour l'économie internationale sait la parité difficile à atteindre. Les dirigeants politiques et


économiques interrogés par l’AFP sont encore souvent des hommes. Aurelia End est convaincue qu’il reste encore beaucoup à faire. Et s’il fallait passer un palier en nommant un ou une gender


editor ? « _Il est important d’institutionnaliser ces changements, même s’il n’est pas indispensable que cela passe par ce type de postes. Le plus important pour que cela fonctionne, c’est


de ne pas confier cette mission de manière artificielle. Il faut que la problématique émerge grâce à des journalistes déjà impliqués. À l’AFP, on est devenues référentes sur ces sujets avec


Pauline, en plus de notre quotidien. Mais à partir de cet été, je vais déménager et travailler à l’étranger. Donc la question de la création de ce poste se posera peut-être._ » UN AVENIR


INCERTAIN Quatre ans après sa nomination, Jessica Bennett a changé de fonction. La journaliste a endossé sa cape de gender editor fin février 2017 et l’a quittée en 2020 : « _Pour être


claire, je ne suis plus gender editor. Je suis maintenant grand reporter, sur les questions de genre et d'autres sujets_. » « _Écrivaine dans l’âme_ », elle ne se voyait pas rester dans


un rôle d’édition plus de trois ans et elle estime que le départ de « _Jodi Rudoren,_ _la femme qui avait plaidé pour ce rôle _», qu’elle qualifie de « _mentor_ », a entraîné l’effondrement


de « _la structure qui l'entourait _» et supposait une autre organisation. Elle n’a pas été remplacée mais une partie de son nouveau job est dans la continuité du précédent. « _Mon


quotidien était de réfléchir sur ce qu’il se passait dans l’actualité. Cela allait de l’édition de reportages à la conception de projets spéciaux comme _“_This is 18_”_ pour lequel nous


avons documenté la vie de filles de 18 ans à travers le monde ou _“_Overlooked_”_, notre projet de rédaction de nécrologies pour les femmes qui ne les ont jamais reçues._ » Aujourd’hui, elle


travaille sur « The Primal Scream », un projet consacré aux mères qui ont dû jongler avec leur travail durant la pandémie. Jessica Bennett n’est plus gender editor mais elle est confiante :


les changements culturels qu’elle a impulsés lui survivront. Le _New York Times_ ne se soucie pas de la place accordée aux femmes dans ses pages uniquement par choix éditorial, mais aussi


pour conquérir de nouvelles parts de marché. « _Lorsque j'ai commencé en 2017, nous savions, grâce à de nombreuses recherches, qu'un peu plus d'hommes que de femmes lisaient


et s'abonnaient au _Times, rappelle Jessica Bennett_. Nous voulions combler cet écart. Nous pensions que la meilleure façon de le faire serait de combiner notre couverture


journalistique (des histoires racontées à travers une optique de genre), du marketing et des mécanismes de diffusion repensés, avec un compte Instagram, une newsletter, des conférences et


d’autres initiatives._ » Une stratégie commerciale que ne vise pas Mediapart : « _Je sais que le _New York Times_ s’est posé la question du marketing_, explique Lénaig Bredoux_. Nous, on ne


l’a pas fait pour ça, le but recherché n’est pas de conquérir un lectorat féminin, simplement de mieux rendre compte de la réalité. »_ Quelles que soient les motivations qui ont poussé à la


création de leur poste, les différentes gender editors pensent avoir entraîné une progression des contenus sur les problématiques féminines, tout en se refusant à dresser un bilan complet.


Malgré son livre blanc sur leur apport au sein des rédactions, Claudia Vaccarone estime également qu’il est encore trop tôt pour tirer des conclusions : « _Statistiquement, ce n’est pas


valable de déduire quelque chose. Il faudrait une trentaine d’exemples, quand il n’y en a que cinq. La seule certitude, c’est que pour l’instant, c’est plutôt un phénomène de presse écrite.


Mais est-ce passager ou est-ce que ce rôle va se cristalliser au sein des rédactions ?_ » _MISE À JOUR DU 03/03/2021 À 09 H 48 : ERREUR CONCERNANT LA NATIONALITÉ ET L'INTITULÉ DU POSTE


DE CLAUDIA VACCARONE. _ FEMMES DANS LES MÉDIAS : RÔLES DE DAMES - ÉPISODE 6/9 L’expansion de la télévision a accompagné l’évolution de la société française d’après-guerre. Jusqu’à quel point


? Retour au travers du petit écran sur soixante-dix années très diverses, parfois contradictoires, de représentations des femmes et de luttes pour les droits des femmes.  FEMMES DANS LES


MÉDIAS : RÔLES DE DAMES - ÉPISODE 5/9 La féminisation des rédactions, tous supports médiatiques confondus, est réelle depuis quelques années. Oui, mais... cette féminisation ne veut pas dire


totales égalité et parité. Des hiérarchies, des clivages, des stéréotypes genrés perdurent. Mais les femmes journalistes se sont emparées de leur cause !