Écrire sur le suicide sans en dire trop

Écrire sur le suicide sans en dire trop

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© Illustration : Sophie and the Frogs À _La Voix du Nord_, les journalistes sont de plus en plus convaincus que la couverture médiatique du suicide affecte le lectorat. Reportage dans les


coulisses du quotidien régional, premier média français à ouvrir ses portes à « Papageno », un programme national de prévention contre la contagion suicidaire. Romane Brisard   Publié le 16


avril 2023 Peser ses mots pour éviter des morts ? Les journalistes de _La Voix du Nord_ en sont de plus en plus convaincus : la couverture médiatique du suicide affecte le lectorat. Dans sa 


« charte fait-divers justice », le journal régional s’est imposé une règle d’or. Ne couvrir un suicide que lorsque ce dernier a une portée politique ou des répercussions sur la voie


publique. Quand une série d’actes désespérés chez France Telecom défraie la chronique, ou lorsque la gare d’Arras se fige après le suicide d’un jeune sur ses rails, par exemple. De tous les


drames survenus en mars 2023 dans les Hauts-de-France, l’une des trois régions françaises les plus touchées par ce fléau, seuls une dizaine trouvent ainsi une place dans les colonnes de _La


Voix du Nord_. Un mode d’emploi « à trous », admet Benoît Deseure, rédacteur en chef adjoint du quotidien au million de lecteurs. Depuis le siège du journal, Grand Place de Lille, le


cinquantenaire soutient : _« S’il est primordial de savoir quand parler du suicide, savoir comment en parler l’est également »_. Et pour cause. La manière de raconter un suicide peut inciter


certains lecteurs au mimétisme. Un dangereux mécanisme appelé « l’effet Werther », que La Voix du Nord découvre en 2015. Cette année-là, l’unique programme français de lutte contre la


contagion suicidaire voit le jour à Lille. Son nom, Papageno, fait référence au personnage de _La Flûte enchantée_, qui renonce au suicide à la fin du légendaire opéra. Né d’une


collaboration entre des psychiatres et des communicants nordistes, le programme affiche un double objectif : parler davantage du suicide en société, et de manière plus consciencieuse dans


les médias. Pilote du programme, Nathalie Pauwels se tourne alors vers _La Voix du Nord_. FASCINATION Et quelle meilleure stratégie, pour convaincre des journalistes, que celle de leur


raconter une histoire ? Quand elle rencontre Benoît Deseure, la conseillère évoque le jeune Werther, ce personnage qui met fin à ses jours dans le premier roman de Goethe, déclenchant une


vague de suicide dans l’Allemagne du XVIIIe siècle. Un phénomène de mimétisme ensuite analysé dans pléthore de travaux internationaux. Le dernier en date est celui de Thomas


Niederkrotenthaler. En 2020, le professeur autrichien pointe une augmentation de 8 à 18 % des suicides dans les deux mois suivant la médiatisation de celui d’une célébrité. Pour Benoît


Deseure, c’est _« une véritable découverte ». _ Nathalie Pauwels débarque néanmoins dans une rédaction réceptive. Voilà plusieurs années que le rédacteur en chef adjoint sent les lignes


bouger en matière de faits divers. De ses premiers reportages, il garde le souvenir _« d’un rapport sociétal plus dur à la mort »_, de pompiers qui l’avaient traîné, _« presque fascinés »_,


devant le corps d’un automobiliste carbonisé. Petit à petit, des réflexions éthiques infiltrent les conférences de rédaction. Benoît Deseure voit son journal abandonner certains récits


morbides _« par respect pour lectorat et les familles endeuillées »_. Concerné, le rédacteur en chef adjoint se saisit du dossier Papageno. Un de plus sur la pile de son bureau. L’IMPACT DES


MOTS Il y restera deux ans. En 2017, le rédacteur en chef adjoint transmet, via une note de service, les coordonnées de Nathalie Pauwels à ses 300 journalistes, et les incite à décrocher


leur téléphone en cas de doute sur la rédaction d’un papier._ « À l’époque, on en est resté là »_, concède Benoît Deseure. Deux années passent avant que les fait-diversiers la rencontrent. À


tous, la grande brune énergique remet un mode d’emploi clé en main inspiré des recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Premier conseil : éviter de citer le lieu précis


et le mode opératoire d’un suicide. Selon elle, _« cela peut inciter des gens à se tuer avec le même moyen létal, ou au même endroit »_. Autre consigne véhiculée aux reporters : ne pas


essentialiser la raison d’un passage à l’acte. _« Lorsque l’on titre “Harcelé, ce collégien ne voulait plus vivre", cela peut amener d’autres adolescents en souffrance à voir le suicide


comme la solution »_, explique Nathalie Pauwels. Devant l’assemblée, elle pointe aussi le danger de la « romantisation ». La conseillère déconseille par exemple l’emploi de l’expression _« 


se donner la mort »_, qui valorise à ses yeux le passage à l’acte. Enfin, elle recommande de renvoyer systématiquement les lecteurs vers le 3114, numéro national de prévention contre le


suicide. De la même manière,_ « l’interview d’un psychologue dans un article est souvent nécessaire pour démontrer que le suicide n’est pas une fatalité »_. Derrière ses lunettes rondes,


Samuel Cogez assiste à l’intervention, interloqué. _« J’ai été bousculé »_, raconte le fait-diversier quatre ans après. > « _Au début, ce discours m’a paru à contre-courant de ma > 


formation de journaliste » _ Coureur de marathon et premier sur tous les faits divers d’Arras, Samuel Cogez se définit comme _« un passeur d’information »_. _« Notre credo, c’est d’être


précis »_, souligne le journaliste. _« Sur ce point, le discours de Nathalie m’a paru à contre-courant de notre formation. »_ Il adapte tout de même sa prose aux recommandations du


programme. Celles-ci prennent tout leur sens un jour de décembre 2021. Samuel Cogez est en congé lorsqu’une notification de _La Voix du Nord_ fait vibrer son téléphone. Une adolescente vient


de se suicider dans l’enceinte du lycée Gambetta d’Arras. À l’ouverture de l’article, le journaliste constate que son remplaçant y mentionne le mode opératoire du drame. Instantanément, il


contacte sa rédaction afin de modifier le papier. Sur les conseils de Nathalie Pauwels, le 3114 est ajouté en bas de page. Les jours suivants, une vingtaine de lycéens traumatisés composent


le numéro. Au bout du fil, des professionnels réalisent que plusieurs d’entre eux ont assisté à la scène. Une cellule d’urgence médico-psychologique est alors activée. Et l’efficacité du


programme Papageno démontrée. _« Le but est que les journalistes s’approprient eux-mêmes le modèle_. _ On est là pour les responsabiliser et les accompagner. Derrière, ils écrivent ce qu’ils


veulent »_, expose Nathalie Pauwels, qui met un point d’honneur à respecter la liberté de la presse. AU CAS PAR CAS Pour avoir réformé sa couverture du suicide, _La Voix du Nord_ se voit


décorée, en 2017, du Prix de l’initiative médiatique par la fondation Deniker. _« On a revu notre copie _, conclut Benoît Deseure, _mais il reste encore du travail »_. Une simple recherche


sur Google suffit à le vérifier. Huit ans après son premier contact avec Papageno,_ La Voix du Nord_ ne respecte pas toujours les recommandations du programme. La rédaction s’en détache même


parfois complètement, encore tentée par le récit d’histoires extraordinaires. _« Il devait être jugé prochainement, un détenu retrouvé mort pendu à la maison d’arrêt de Douai »_, peut-on


par exemple lire sur le site du journal, le 2 mars 2023. Publié dans l’édition de Douai, l’article mentionne non seulement le mode opératoire du suicide, mais il en sous-entend aussi la


cause principale. _« On se permet encore du cas par cas »_, reconnait le rédacteur en chef adjoint, qui l’assure : _« les recommandations de Papageno seront bientôt inscrites dans la charte


du journal. »_ En attendant, Nathalie Pauwels continue de scruter les parutions médiatiques relatives au suicide. Habitée par son combat, elle toque sans relâche aux portes des rédactions


françaises. À celles des écoles de journalisme, aussi. Son objectif : que _« la nouvelle génération de reporters entre dans les rédactions plus sensibilisée à la question »_. Pour elle, la


crise sanitaire a révélé la santé mentale comme un sujet de société primordial._ « Nous sommes dans un moment charnière où tous les médias ont un rôle à jouer. »_ MISE À JOUR DU 18/04/2023 À


16H05 : PRÉCISION SUR LA FONCTION OCCUPÉE PAR BENOÎT DESEURE.