« On l’appelait le camp Napoléon » : l'autre camp d’Auschwitz

« On l’appelait le camp Napoléon » : l'autre camp d’Auschwitz

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«Notre séjour de dix-huit mois à Auschwitz n'a pas constitué la partie la plus dure pour moi et mes camarades. Mais nous vivions sans cesse dans l'ambiance “camp de concentration”. Il y a


des risques que nous ne prenions pas : le danger était si proche. Cependant, nous étions loin de partager la vie terrible imposée aux pyjamas, c'est-à-dire aux Juifs du camp de


concentration. » Ces phrases figurent dans l'avant-propos d'un témoignage de Jean Chassagneux, STO Auschwitz-Königstein, paru en 2002, l'un des rares textes documentant une réalité oubliée,


la présence d'un camp français du STO (Service du travail obligatoire) dans la ville d'Auschwitz, au nord-est du centre-ville, près du cimetière juif, à dix minutes à pied d'Auschwitz I.


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Très rares, hormis Chassagneux, furent les « anciens » à retracer le quotidien de ce camp : Yves Paloque, Pierre Soudidier, dans des tapuscrits réservés au cercle familial, ou dans des


entretiens avec des historiens, notamment Georges Toupet, qui dirigea ce camp au nom des Chantiers de la jeunesse pétainistes. Aussi bienvenu et réussi soit le documentaire sur le STO


diffusé le 28 mai sur France Télévisions, il n'évoque pas ce camp pour le moins singulier, qui accueillit près de 2 500 requis français.


« On l'appelait le camp Napoléon. Ce fut un camp modèle des Chantiers de la jeunesse à partir de l'été 1943, après que Pierre Laval, le 5 juin, eut annoncé l'envoi en Allemagne de toute la


classe 22 “pour des raisons d'égalité” », résume Raphaël Spina, auteur d'une Histoire du STO (Perrin). Ce camp d'hébergement, insistons sur ce dernier mot, faisait partie d'un réseau mis en


place par les Allemands pour la main-d'œuvre étrangère en haute Silésie : il y eut aussi respectivement 1 200 et 1 800 Français dans les camps de Heydebreck et Blechhammer.


Mais le nom d'Auschwitz retient l'attention et provoque même une certaine stupéfaction quand on apprend qu'à cinq kilomètres du centre industriel de mise à mort des nazis se trouvait un des


rares endroits d'Europe où on eut le droit de chanter quotidiennement La Marseillaise et de lever les couleurs du drapeau français.


« L'arrivée de Toupet en juin 1943 avec plus de 700 membres des Chantiers de la jeunesse va bouleverser l'organisation du camp. Jusque-là, il s'y trouvait seulement des volontaires français,


issus des classes défavorisées, sans attache familiale, proches de la délinquance, qui avaient une très mauvaise réputation. Toupet arrive avec un projet : maintenir ses jeunes troupes en


bonne forme, préserver un capital humain, en vue de la reconstruction de la France après guerre. »


Aucun fait de résistance là-dedans. Les Allemands voient d'un bon œil cette autogestion du camp, auquel ils accorderont, à la demande de Toupet, des cérémonies patriotiques quotidiennes –


surnommées des « face à l'ouest » avec clairon et minute de silence – et des permissions sanitaires : « En concertation avec la Reichsbahn, la SNCF organise même un flux de trois trains


Auschwitz-Paris par semaine pour ramener les travailleurs permissionnaires », souligne Spina. Soit l'inverse des trains de déportation sans retour !


Alors que les Chantiers de la jeunesse française sont décapités en France – leur commissaire, le général de La Porte du Theil, est arrêté par les nazis le 4 janvier 1944 –, ils subsistent et


connaissent une seconde vie en Allemagne, où 16 000 de ses membres sont expédiés, pris au piège du STO. Les Chantiers ont négocié l'envoi de 67 chefs pour les encadrer, souder la communauté


au sein du Commissariat d'action sociale des requis français de Gaston Bruneton, protestant pétainiste, inféodé au Front allemand du travail, organisation nazie. Le charismatique Toupet,


âgé de 25 ans, est le chef désigné pour Auschwitz, où il sera le dernier Français décoré de la francisque au mois d'août 1944 !


« Vous êtes tombés dans un drôle de pays, vous allez voir ça, nous disent-ils [les premiers requis français, NDLR], avec les pyjamas, les kapos, les SS », écrit Chassagneux, parti en train


de Limoges, l'une des trois villes de départ des STO, avec Avignon et Le Pont-de-Claix, près de Grenoble. Leurs conditions de vie n'auront rien à voir avec celles des « pyjamas », qu'ils


aperçoivent parfois. Enregistrés avec un Ausweis, vaguement encadrés par des Werkschutz, des gardiens allemands âgés, les STO se rendent librement à pied, en traversant le cimetière juif


abandonné d'Oswiecim (Auschwitz), jusqu'à leur lieu principal de travail : après quarante-cinq minutes de marche, ils atteignent l'immense usine IG Farben (caoutchouc synthétique) du


complexe de Buna, où ils côtoient d'autres requis du travail, italiens, belges, polonais, mais aussi des déportés juifs issus du camp voisin de Monowitz (Auschwitz III).


Si les SS cloisonnent d'une main de fer, Chassagneux fait état pour certains de troc de nourriture, voire de lettres échangées, où les déportés juifs tentent de faire passer du courrier à


ces Français qui rentrent parfois au pays. « Pierre Soudidier avouera avoir refusé de prendre une lettre d'un Juif, qui lui lance : il n'y a que les montagnes qui ne se retrouvent pas. » Des


conversations se nouent parfois aux toilettes ou sur une machine. Mais les STO, qui risquent gros s'ils sont pris à parler avec les déportés, n'auront qu'une vision très parcellaire du


génocide.


« Après le repas pris à la cantine avec une bière, ou emporté à la baraque, chacun est libre. On va à Auschwitz [la ville, NDLR], on lit, on fait le courrier, la lessive, la partie de


belote. On crie, on chante, ça se dispute, ça rigole », écrit Chassagneux. « Ils ont leur dimanche de libre, dépensent leur argent à la pâtisserie, font du sport, notamment du football, ils


lisent grâce à des livres de la bibliothèque du camp, prennent le train jusqu'à Katowice, Bielitz, dans un rayon autorisé de 50 kilomètres, voient leurs copains dans d'autres camps, vont à


la messe dans l'église polonaise », précise le père Patrick Desbois, qui prépare un ouvrage sur ces camps de haute Silésie. Un journal mural est fabriqué, Le Grognard, qui donne des


nouvelles du camp, des nouvelles sportives, jamais politiques ou militaires.


Quelques STO mourront là-bas de maladie ou lors des bombardements de l'usine IG Farben en août 1944. Ces Français seront enterrés au cimetière communal, mais ils souffriront surtout lors de


l'évacuation en janvier 1945 : une errance de trois mois sous les ordres de Toupet – avant que la moitié ne l'abandonne –, qui prendra fin en mai 1945 en Bohême. « La mémoire du STO sera


généralement défensive, compliquée, le discours vichysto-résistant a du mal à passer, bien que la France libre au début ait tenté d'inclure les STO dans un front intérieur allemand », selon


les mots de Spina. La mémoire de ce camp d'Auschwitz le sera encore davantage, occultée évidemment par celle des autres camps situés à proximité, autrement tragique, qui émergea à partir des


années 1970.


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