Play all audios:
RÉVOLUTION PERMANENTE : QUELLE EST LA SITUATION ACTUELLE EN TURQUIE AU REGARD DES MOBILISATIONS CONTRE LE GOUVERNEMENT D’ERDOGAN ? QUELLES SONT LES PRINCIPALES CAUSES DE LA CONTESTATION
ACTUELLE SELON TOI ? Les raisons derrière les manifestations sont nombreuses. La crise économique, l’érosion des droits démocratiques, l’injustice, le mépris de l’État de droit (dans
certains cas, même les décisions de la Cour constitutionnelle ne sont pas appliquées)… Les gens manifestent parce qu’il n’y a aucun avenir pour nous dans une Turquie gouvernée par l’AKP
(Parti de la justice et du développement, dont Erdoğan est le président général depuis 2017, ndlr.). Aucun·e de nous n’est en sécurité. À tout moment, nos diplômes, nos droits peuvent être
révoqués, nous pouvons être emprisonné·e·s, voire tué·e·s. En 2024, 447 féminicides ont été recensés. Les femmes et les personnes LGBTQ+ subissent quotidiennement violences et oppressions de
manière systématique. Alors même que ces violences persistent, le gouvernement AKP a déclaré 2025 « l’année de la famille », renforçant par là un discours idéologique traditionnel fondé sur
des valeurs familiales conservatrices. Can Atalay, député du Parti des travailleurs de Turquie (TIP) pour la province de Hatay, est emprisonné depuis des années, bien que la Cour
constitutionnelle ait ordonné sa libération — une décision qu’Erdogan se permet d’ignorer, piétinant ouvertement la Constitution. Selahattin Demirtaş, ancien coprésident du Parti
démocratique des peuples (HDP), est lui aussi emprisonné depuis des années. Ümit Özdağ, leader du Parti de la Victoire, est quant à lui détenu depuis plusieurs mois. Partager une simple
publication sur les réseaux sociaux peut mener à une arrestation, voire à une interpellation violente à domicile par la police. La presse libre n’existe plus depuis longtemps : les
journalistes sont emprisonnés, et les médias indépendants sont fermés ou lourdement censurés. Il y a des centaines, des milliers de raisons de protester, mais elles se résument toutes à une
seule : dans une Turquie où Erdogan continue d’imposer son hégémonie politique et culturelle, il n’existe ni vie sûre, ni vie digne. Ces mobilisations ne s’arrêteront pas tant que ce système
ne sera pas renversé. Concernant la situation actuelle, elle évolue très rapidement. Les protestations, initialement lancées par des étudiant·e·s le 19 mars, se sont élargies, et depuis le
12 avril, des lycéen·ne·s de tout le pays y participent. C’est un tournant inédit et enthousiasmant, car jamais auparavant les lycéen·ne·s ne s’étaient engagé·e·s à une telle échelle dans
des manifestations en Turquie. Même si la forme et la dynamique des protestations changent chaque jour, des appels à manifester ou à boycotter sont lancés quasi quotidiennement depuis le 19
mars. La campagne de boycott se poursuit, sans interruption, chaque jour. Le CHP (Parti républicain du peuple, créé en 1923 par Atatürk) a publié une première liste de marques liées au
gouvernement AKP, régulièrement mise à jour depuis. L’objectif : boycotter et dénoncer publiquement toute marque affiliée au régime. Ces marques sont totalement boycottées, chaque jour, sans
exception. En plus de cela, chaque semaine il y a un jour de « boycott total » : il n’y a aucune consommation, quel que soit le produit. Lors de ces journées, les étudiant·e·s préparent et
distribuent de la nourriture faite uniquement avec des produits non boycottés, et organisent des « cafés de la résistance » pour se soutenir mutuellement. RP : EN RÉACTION À L’ARRESTATION
D’İMAMOĞLU, DES MILLIERS DE PERSONNES SONT DESCENDUES DANS LA RUE, SCANDANT DES SLOGANS COMME « GOUVERNEMENT DÉMISSION ! » OU « À BAS LA DICTATURE DE L’AKP ! ». COMMENT EXPLIQUES-TU
L’AMPLEUR DE CE MOUVEMENT SOCIAL, QUI SEMBLE ÊTRE LE PLUS MASSIF DEPUIS CELUI DE GEZI EN 2013 ? Comme je l’ai mentionné plus tôt, sous l’hégémonie politique et culturelle d’Erdogan, personne
n’est en sécurité — et la population en a désormais pleinement conscience. Les conseils étudiants ont formulé plusieurs revendications essentielles, que je cite ici directement depuis l’un
de leurs communiqués publics : * La libération du maire d’Istanbul, Ekrem Imamoğlu, ainsi que celle de tous les prisonniers politiques, et l’abandon des charges à leur encontre. * Le
retour des municipalités placées sous la tutelle de leurs maires élus. * Le renvoi des policiers responsables de la répression violente des manifestations et des actes de torture, ainsi que
des autorités responsables, y compris les gouverneurs d’Istanbul et d’Ankara. * La libération immédiate de toutes les personnes arrêtées pour avoir participé aux manifestations, et la
garantie qu’aucune procédure judiciaire ne sera engagée contre elles. * La levée des blocus policiers sur les places publiques comme Taksim, Saraçhane, l’université technique du
Moyen-Orient (METU) et Kızılay, ainsi que la fin de toutes les formes de répression de la liberté d’expression. Ces revendications sont reprises dans chaque manifestation. Il est d’ailleurs
intéressant de noter qu’en 2013, lors du mouvement de Gezi Park, le collectif Taksim Solidarity avait également formulé cinq revendications principales, qui étaient répétées à chaque
mobilisation. À mon sens, si ce mouvement a pris une telle ampleur, c’est parce que la patience de la population est arrivée à bout — et parce que ce gouvernement a, d’une manière ou d’une
autre, nui à chacun·e d’entre nous. Si vous êtes un·e Turc·que qui ne profite pas de la corruption de l’AKP, alors vous n’avez plus aucune raison de les soutenir. RP : DEPUIS PLUSIEURS
JOURS, LES MANIFESTATIONS SONT DE PLUS EN PLUS MARQUÉES PAR UNE PRÉSENCE CROISSANTE DE LA JEUNESSE, ALORS QUE LA MOBILISATION S’ÉTEND DANS LES CAMPUS UNIVERSITAIRES, MAIS AUSSI DANS LES
LYCÉES COMME TU L’AS SOULIGNÉ. QUELLE EST LA PLACE DE CETTE MOBILISATION DE LA JEUNESSE DANS LE PAYSAGE PLUS LARGE DE LA CONTESTATION SOCIALE EN TURQUIE ? Les étudiant·e·s ont toujours
constitué l’un des groupes les plus actifs dans les mouvements sociaux en Turquie. Cela n’a pas changé. Ce qui me surprend, en revanche, c’est à quel point ce mouvement s’est étendu — même
moi, je ne m’y attendais pas. J’avais seulement 10 ans lors des manifestations de Gezi, donc c’est le premier grand mouvement social que je vis et auquel je participe. La forte présence des
jeunes dans les luttes s’explique facilement : la Génération Z a toujours représenté une menace majeure pour l’AKP. Par exemple, lors de l’élection présidentielle de 2023, le CHP a obtenu
l’un de ses meilleurs scores de l’histoire, et lors des municipales de 2024, presque toutes les grandes villes sont passées de l’AKP au CHP. Cette montée en puissance de l’opposition est
largement due aux votes de la Génération Z (personnes nées entre la fin des années 1990 et le début des années 2010). Quant à la suite, c’est un sujet central dans toutes nos discussions :
être présent·e·s à Taksim le 1er mai. C’est particulièrement symbolique, car depuis l’époque de Gezi, aucune mobilisation d’ampleur n’a eu lieu à Taksim-İstiklal, en raison de la répression
policière extrêmement violente. L’an dernier, partis et syndicats avaient annoncé une marche massive de Saraçhane à Taksim, avec près de deux millions de participant·e·s attendu·e·s — j’y
étais, et ça n’a pas abouti. C’est pour cela que parvenir à occuper Taksim ce 1er mai serait un tournant majeur pour le mouvement. C’est aussi l’objectif autour duquel syndicats et partis
politiques concentrent désormais leurs appels et leur stratégie. RP : LA TURQUIE EST AUJOURD’HUI MARQUÉE PAR UNE RÉPRESSION CROISSANTE DES MOBILISATIONS POPULAIRES CONTRE LE RÉGIME
AUTORITAIRE D’ERDOGAN, QUI CHERCHE À ÉTOUFFER TOUTE FORME D’OPPOSITION. EST-CE QUE TU PEUX REVENIR SUR LA RÉPRESSION QUI SÉVIT DEPUIS PLUSIEURS SEMAINES ET NOUS EXPLIQUER LE CONTEXTE DANS
LEQUEL ELLE S’INSCRIT ? Comme je l’ai déjà mentionné, la Génération Z représente la plus grande menace pour l’AKP et elle est la plus susceptible de mettre fin à son règne. C’est pourquoi
les tactiques d’intimidation et de répression du régime ciblent en grande partie les étudiant·e·s. Laisse-moi d’abord expliquer pourquoi les lycéen·ne·s ont commencé à manifester : après le
coup d’État manqué de 2016, les politiques d’Erdogan sont devenues encore plus autoritaires. Des centaines d’opposant·e·s ont été exclu·e·s de l’armée, de l’éducation nationale, des ordres
des avocats — sous prétexte de « soutien au coup d’État » — et nombre d’entre eux ont été emprisonné·e·s. Quand j’ai commencé le lycée en 2017, le gouvernement a lancé la politique des «
écoles-projets » (plus tard renommées « écoles qualifiées »), qui permettait de nommer des directions d’établissement loyales au régime et d’écarter les enseignant·e·s dissident·e·s, soit en
les licenciant, soit en les affectant dans des régions éloignées. Le 12 avril de cette année, rien qu’à Istanbul, plus de 2 000 enseignant·e·s ont été déplacé·e·s dans le cadre de cette
politique. C’est ce qui a déclenché les protestations lycéennes. Dans leurs déclarations publiques, les Comités lycéens réaffirment leur volonté de poursuivre les mobilisations jusqu’à la
fin de l’hégémonie politique et culturelle de l’AKP, leur détermination à protéger leurs enseignant·e·s, et leur absence de peur face au système. Ils rendent hommage à Berkin Elvan et aux
enfants morts dans les programmes d’apprentissage contrôlés par l’État (MESEM). Des fourgons de police sont stationnés devant les écoles ; les agents filment les élèves pour les ficher. Lors
d’une manifestation à Beşiktaş il y a deux jours, des étudiant·e·s ont formé un cercle autour des lycéen·ne·s pour les protéger. La police a alors encerclé l’ensemble du groupe. Finalement,
un attroupement de citoyen·ne·s a encerclé la police à son tour et a permis aux élèves de s’échapper, sans arrestations. Cela montre que la stratégie du gouvernement vis-à-vis des
lycéen·ne·s repose entièrement sur l’intimidation plutôt que sur la répression directe. Ces manifestations étudiantes sont nouvelles, inattendues, et tout usage de violence envers des
mineur·e·s pourrait provoquer un fort retour de flamme, notamment de la part des familles et des médias. La situation est très différente pour les étudiant·e·s. Voici certaines des méthodes
répressives que j’ai personnellement observées : * Des campus entiers ont été bouclés pour empêcher les étudiant·e·s de rejoindre les lieux de manifestation. Cela s’est produit à
l’Université d’Istanbul, à l’Université technique du Moyen-Orient (METU) et à l’Université Dokuz Eylül. METU a été bloquée pendant deux jours, puis rouverte sous la pression de l’opinion
publique. * Environ 2 000 arrestations ont eu lieu, dont 303 étudiant·e·s actuellement emprisonné·e·s. Les premiers procès débuteront le 19 avril. * Des étudiant·e·s ont été accusé·e·s d’«
appartenance à une organisation terroriste » pour des slogans de manifestation ou des publications sur les réseaux sociaux. Par exemple, une banderole affichant « DEV-GEN Z » (jeu de mots
avec le groupe révolutionnaire DEV-SOL des années 70/80) a conduit à l’arrestation d’un étudiant, accusé d’être membre du DHKP-C (Parti-Front révolutionnaire de libération du peuple, une
organisation d’extrême gauche turque) — un groupe qui n’existe plus. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres de fausses accusations destinées à briser la volonté des étudiant·e·s. * Des
étudiant·e·s emprisonné·e·s sont privé·e·s de soins médicaux. Une étudiante, Esila, atteinte d’un problème cardiaque chronique, n’aurait pas reçu ses médicaments depuis plus de dix jours —
elle risque maintenant une insuffisance rénale. * Au départ, des étudiant·e·s détenu·e·s ont été placé·e·s dans les mêmes quartiers de prison que des membres condamnés de Daech. Face à
l’indignation publique et à l’intervention des avocat·e·s du CHP, ces affectations ont été modifiées. * Les étudiant·e·s libéré·e·s se voient fréquemment imposer une assignation à résidence
ou une interdiction de voyager. * Même des enseignant·e·s-chercheur·se·s ont été arrêté·e·s pour avoir partagé du contenu lié au boycott. Instagram et Twitter restreignent désormais
l’accès à ce type de contenu ou de comptes, invoquant des « restrictions juridiques locales ». * Des acteur·rice·s et influenceur·euse·s ont été arrêté·e·s pour leurs publications ou leur
participation aux manifestations. Certain·e·s ont perdu leur emploi et sont maintenant sous interdiction de quitter le territoire. * Des journalistes sont emprisonné·e·s pour empêcher toute
couverture médiatique des événements. Lors de leurs procès, on leur demande de « prouver qu’ils sont journalistes ». RP : PAR QUI LES MANIFESTATIONS SONT-ELLES APPELÉES ? QUEL RÔLE JOUE LE
CHP DANS LA MOBILISATION ? ET QUE PENSES-TU DE L’IMAGE PROGRESSISTE QU’ILS VEULENT SE DONNER ? Les appels à manifester viennent des étudiant·e·s. Le CHP et d’autres partis politiques ne
font que répondre à ces appels lancés par les jeunes. Jusqu’à présent, toutes les initiatives prises par les partis ont été des appels à des rassemblements — et non à des actions de
protestation directe. Des partis comme le CHP, le TIP ou le TKP organisent souvent des meetings, mais les vidéos de protestation qui circulent massivement sur les réseaux sociaux proviennent
essentiellement des mobilisations étudiantes. Le CHP joue tout de même un rôle important dans cette dynamique : en tant que parti dont le futur candidat à la présidentielle est actuellement
emprisonné, il est naturellement l’un des acteurs les plus visibles du moment. Il a lancé une pétition pour exiger la libération d’Imamoğlu. Au-delà de ça, le parti reste en contact avec
les étudiant·e·s et leur apporte un soutien : aide juridique pour les étudiant·e·s emprisonné·e·s, appui logistique pour certains événements… Mais au final, ce sont bien les étudiant·e·s qui
prennent les décisions concernant les actions à mener. Je ne vois pas cela comme une contradiction. Le CHP est un parti réformiste, et c’est la rue qui l’a appelé à se mobiliser — pas
l’inverse. Il ne dirige donc pas ce mouvement de rue en tant que force politique structurée.