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_Cet article est extrait du mensuel Sciences et Avenir n°940, daté juin 2025._ Rien de moins qu’une révolution : c’est ainsi que certains musicologues désignent les mutations de l’_ars
musicae_ qui se produisent durant la période qui court du 9e au 12e siècle. Une période qui voit la musique passer de discipline mathématique et scientifique à un art à part entière, de
l’oralité aux premières notations. Pendant les siècles précédents, la place et la définition de la musique n’avaient guère évolué. Les théoriciens des 6e, 7e et 8e siècle continuent de
s’inspirer de Platon et de Pythagore, pour qui la musique est une discipline du nombre rendu audible, mais aussi de saint Augustin. L'évêque d'Hippone, également influencé par les
philosophes grecs, précise que les sons, ces _"nombres extérieurs sonores"_, ont leur correspondance dans le monde intérieur. La musique est donc d'abord et avant tout une
science mathématique. Elle fait d'ailleurs partie du _quadrivium _ dans la classification des arts libéraux, aux côtés de la géométrie, de l'algèbre et de l'astronomie. Un
_quadrivium _sur lequel s'appuie le philosophe Boèce, au tout début du Moyen Âge, pour expliquer que la perception des sons peut être réduite à un nombre ; mais aussi, quelques siècles
plus tard, vers 850, le bénédictin Aurélien de Réomé, qui écrit l'un des premiers traités consacrés à la musique occidentale, _Musica disciplina_. Il définit des proportions et rappelle
que la musique liturgique se base sur huit modes (échelles musicales associées à un ton et à une étendue de notes). Il insiste sur les effets moraux de la musique, avant tout _"une
science qui manifeste les proportions et les mesures parfaites du monde"_. Lire aussiOptique, mouvement, magnétisme : au-delà de la physique d'Aristote Si les théologiens
s'intéressent tant à la musique au début du Moyen Âge, c'est qu'elle est d'abord un "instrument" du christianisme, célébrant Dieu et la beauté du monde. Cette
musique liturgique s'épanouit sans instrument. Seule la voix compte. La psalmodie (déclamation d'un texte sur une seule note) laisse très vite place au chant monodique (une seule
et même mélodie), avec la volonté de faire correspondre le mot et le son pour en faire émerger le sens. Dès le 8e siècle, le chant grégorien (exemple même du chant monodique) s'impose
dans toute l'Europe grâce aux moines voyageurs. Un chant _a cappella _pour plusieurs voix d'hommes, de femmes ou d'enfants à l'unisson, une musique uniforme et cohérente
qui se transmet oralement. C'est par cœur que le moine apprend un psaume qu'il récite, et c'est également par cœur qu'un chantre l'interprète. Dans certains ordres
monastiques, un moine peut ainsi s'exercer jusqu'à huit heures par jour. Par ailleurs, l'Église établit une hiérarchie entre le _cantor _et le _musicus_. Le premier ne serait
qu'un exécutant, quand le second, qui compose, comprendrait l'essence divine de la musique. Jusqu'à l'époque carolingienne, la musique s'ancre donc dans une pensée
mathématique, philosophique et religieuse. Comme le résume Olivier Cullin, professeur de musicologie médiévale, dans son _Guide de la musique du Moyen Âge_, _"la musique est avant tout
une clef pour appréhender le monde"_. Lire aussiLe grand voyage des textes savants DES ACCENTS POUR LES SONS AIGUS, DES POINTS POUR LES SONS GRAVES Mais dès le 9e siècle, on peut
commencer à parler de bouleversement musical, du moins en Occident, puisque apparaissent les premières notations écrites. Certes, il faudra plusieurs siècles pour pouvoir véritablement
parler de partitions, mais la révolution est en marche, avec notamment l’apparition des _neumes_. Du grec neuma (_"inclinaison"_), ce sont de petits signes inventés par les moines,
composés d’accents pour les sons aigus, de points pour les sons graves. Ils sont dessinés de manière à indiquer la forme générale d'une mélodie. Les neumes transcrivent donc une
formule mélodique et rythmique appliquée à une syllabe, mais sans indiquer la hauteur exacte des notes. Très utilisés pour les chants grégoriens, ils sont placés au-dessus du texte qui doit
être chanté, pour guider le chantre. Au fil des années, le système va se perfectionner, tant sur le plan mélodique que dynamique. Au 9e siècle, une invention va révolutionner l'écriture
musicale : le recours à des lignes tracées sur le parchemin. D'abord une seule, dessinée "à la pointe sèche", autour de laquelle on dispose les neumes, puis, peu à peu, une
deuxième (cette fois à l'encre), puis une troisième, et jusqu'à quatre. Progressivement, les neumes vont se transformer en notes de forme carrée. L'apport du moine bénédictin
Guido, ou Guy, d'Arezzo (992-1033) s'avère fondamental dans cette lente révolution de l'écriture musicale. Pédagogue génial, il est à l'origine du système occidental de
dénomination des notes. Pour les désigner, il utilise les premières syllabes d'un hymne à saint Jean Baptiste (l'_Ut queant laxis_) : Ut-Re-Mi-Fa-Sol-La. Une notation qui va
s'imposer dans les pays de langue romane (France, Italie, Espagne et Portugal). Guido d'Arezzo est aussi l'inventeur de l'hexacorde, une série de six notes séparées par
un ton, sauf la troisième et la quatrième dont l'intervalle n'est que d'un demi-ton. L'écriture musicale va permettre non seulement de transmettre plus fidèlement les
œuvres, mais aussi de complexifier la musique. Meilleure preuve de cette révolution : l'essor de la polyphonie. Le chant grégorien ne disparaît pas, mais certains centres se
spécialisent dans le travail à plusieurs voix et plusieurs mélodies, comme l'école de Notre-Dame à Paris, à partir du 12e siècle. Elle insiste sur la pulsation rythmique et offre des
compositions allant jusqu'à quatre voix. Parmi ses compositeurs les plus célèbres, on peut citer Léonin et Pérotin, dont les œuvres sont toujours jouées aujourd'hui. Toujours au
12e siècle, une autre forme de musique prend son essor, célébrant non plus Dieu, mais la vaillance d'un chevalier ou son amour pour la dame (la _fin'amor, _en occitan). Symbole de
cette musique profane, le troubadour est tout à la fois poète, compositeur, auteur et chanteur. Il s'exprime en langue d'oc, abandonnant donc le latin au profit de la langue
vulgaire (comme le trouvère en pays d'oïl). Parfois membre de la noblesse, le troubadour s'accompagne le plus souvent d'un luth ou d'une vièle. On ne rencontre
aujourd'hui pratiquement plus d'instruments datant de cette période. Il existe toutefois au British Museum un exemplaire d'une citole (un instrument à cordes pincées) du
milieu du 14e siècle. On a également retrouvé en Europe du Nord plusieurs flûtes à bec, dont une à Göttingen, en Allemagne, datant de la même époque. Les instruments étaient pourtant
nombreux au Moyen Âge. Le manuscrit des _Cantigas de Santa Maria_, qui date du 13e siècle, contient ainsi 427 chansons, illustrées par des enluminures représentant des musiciens accompagnés
de leurs instruments. Parmi ces derniers, on opère une distinction entre les hauts et les bas, définis selon leur sonorité ou leur emploi. Il y a ceux dont on joue en plein air (tambours,
cornemuses) et ceux que l'on utilise pour la musique d'intérieur, comme la harpe ou la flûte. Parmi les instruments les plus représentés, on peut citer le luth ou la vièle, avec
des variations en fonction des époques. Une vièle possédera par exemple trois ou cinq cordes, ce qui met en évidence l'évolution que cet instrument a connue à travers les âges. Les dix
siècles du Moyen Âge auront donc transformé une musique mathématique en un art à part entière. L'invention de l'imprimerie et son développement dans toute l'Europe vont
permettre une plus large diffusion des œuvres et une harmonisation de la notation. La Renaissance peut débuter. _Par Renaud Blanc_