Neutrinos : les messagers cosmiques de l'extrême

Neutrinos : les messagers cosmiques de l'extrême

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_Cet article est extrait du mensuel Sciences et Avenir n°940, daté juin 2025._ Début février 2023, dans les profondeurs de la mer Méditerranée, les détecteurs de l'instrument KM3NeT immergé au large de la Sicile saisissent un infime éclat de lumière bleutée. Il témoigne d'un événement rarissime : la rencontre entre un neutrino de haute énergie venu du fin fond de l'espace, et le noyau d'un atome perdu dans la multitude de ceux qui constituent la Méditerranée. Pour l'équipe internationale de scientifiques qui gère l'instrument en cours de montage, c'est une divine surprise, car seulement 10 % des détecteurs sont alors installés. Commence une véritable enquête pour remonter jusqu'au messager cosmique et mesurer son énergie. _"Déterminer la_ _direction et l'énergie de ce neutrino a nécessité un étalonnage précis du télescope et des algorithmes sophistiqués de reconstruction de trajectoire_", explique Aart Heijboer, responsable physique et logiciel de KM3NeT au moment de la détection. Car cet éclat est en réalité le fruit d'une série de réactions en cascade entre particules qu'il faut retracer pour pouvoir reconstituer la collision initiale… Après deux ans d'analyses et de calculs, le résultat est annoncé dans un article de _Nature _: ce neutrino, presque aligné avec le plan de la Voie lactée, possédait une énergie de 220 millions de milliards d'électronvolts, soit 220 pétaélectronvolts (PeV). Cela en fait le neutrino le plus énergétique jamais détecté, 30 fois plus que le précédent record… Si la physique des particules est morose ces temps-ci, en mal de nouvelles espèces à piéger dans ses détecteurs, les spécialistes des neutrinos ont le moral au beau fixe. D'un point de vue théorique comme expérimental, la plus légère et la plus abondante des particules de l'Univers est plus que jamais sous les projecteurs. On cherche à cerner sa masse, l'un des grands mystères du cosmos. Mais aussi, _"les neutrinos sont de fantastiques sondes pour explorer l'Univers, en particulier ses phénomènes les plus extrêmes, comme les jets de matière issus des trous noirs ou les fusions d'étoiles à neutrons _. _La découverte de KM3NeT/ Arca _[un autre détecteur, Orca, est en construction au large de Toulon] _ouvre ainsi une nouvelle fenêtre sur les phénomènes extrêmes de l'Univers _", souligne Véronique Van Elewyck, physicienne au laboratoire Astroparticule et cosmologie de l'université Paris Cité et membre de la collaboration KM3NeT. Mais avant de suivre sa trace dans les profondeurs de l'espace, encore faut-il remonter jusqu'à l'origine du neutrino. Rien n'est banal chez cette particule, à commencer par sa naissance toute théorique. Il fut imaginé en 1930 par le physicien autrichien Wolfgang Pauli pour résoudre un casse-tête : dans certaines désintégrations radioactives, une partie de l'énergie semble disparaître au cours de la réaction. Le phénomène en question se nomme "désintégration bêta", par laquelle un neutron d'un noyau instable se transforme spontanément en un proton, en émettant un électron. Mais à la surprise des physiciens, l'électron éjecté n'a pas toujours la même énergie. Il peut jaillir plus ou moins vite, comme si une fraction d'énergie se volatilisait, contredisant au passage un principe fondamental de la physique : la conservation de l'énergie. Wolfgang Pauli émit alors l'hypothèse qu'une autre particule, neutre électriquement, presque sans masse et quasi indétectable (puisque pas détectée à l'époque), emportait cette fraction d'énergie manquante. C'est l'acte de naissance du neutrino, "petit neutre" en italien, comme le baptise Enrico Fermi en 1933. Il fallut un quart de siècle pour prouver son existence. En 1956, Frederick Reines et Clyde Cowan détectent pour la première fois un neutrino émis par un réacteur nucléaire. Frederick Reines recevra pour cela le prix Nobel en 1995. Lire aussiDétection record : un neutrino ultra-énergétique ouvre une nouvelle ère en astrophysique UNE PARTICULE ESSENTIELLE MAIS ATYPIQUE Depuis, le neutrino s'est imposé comme une particule essentielle mais atypique du modèle standard de la physique. Il en existe trois sortes ou "saveurs" - électronique, muonique et tauique -, associées respectivement à l'électron et à ses cousins plus massifs, le muon et le tau. Mais, contrairement à ces derniers, le neutrino n'est sensible qu'à la gravitation et surtout à l'interaction faible. _Un neutrino oscille en permanence entre trois états différents (saveurs). Il se fige dans un état particulier lorsqu'il est observé. Crédit : BRUNO BOURGEOIS_ Celle-ci est l'une des quatre forces fondamentales, qui se manifeste uniquement dans le noyau des atomes. _"Les neutrinos sont les seules particules qui n'interagissent que par l'interaction faible. Ils peuvent ainsi traverser des milieux très denses, sans être ni déviés ni absorbés _", note Véronique Van Elewyck. Parfois, les neutrinos s'arrêtent malgré tout. Il arrive, très rarement, qu'un de ces messagers entre en collision avec un atome. Plusieurs techniques permettent alors d'enregistrer leur passage. Certains détecteurs utilisent des cristaux ou des gaz, sensibles à l'énergie déposée lors de ces interactions infimes. Mais pour les neutrinos de très haute énergie, comme celui capté par KM3NeT, la méthode est différente. En février 2023, lorsque le neutrino de saveur muonique a interagi avec un noyau, il a produit un muon. Ce muon s'est trouvé propulsé à une vitesse dépassant celle de la lumière dans l'eau (mais pas dans le vide, indépassable). Il a alors engendré une lumière bleutée, analogue au "bang" supersonique, mais dans l'optique et l'ultraviolet. C'est l'effet Tcherenkov, détaillé par l'ingénieur soviétique Pavel Tcherenkov dans les années 1930. Seule cette lueur fugace, saisie et amplifiée par les capteurs photoniques de KM3NeT, trahit le passage du neutrino. La majorité des neutrinos détectés sur Terre proviennent de sources connues : réactions nucléaires dans le Soleil, réacteurs nucléaires civils… Jusque dans l'atmosphère, où ces particules sont produites en cascade lorsque des rayons cosmiques frappent les noyaux d'atomes, créant des gerbes de particules instables (pions, kaons), qui se désintègrent à leur tour en émettant des neutrinos. Leur énergie reste modeste, de l'ordre du million au milliard d'électronvolts. Ils sont toutefois traqués dans de nombreux détecteurs, où l'on étudie leur masse ou leur capacité à osciller entre leurs trois différentes saveurs. Si l'on monte en énergie, on bascule dans la catégorie des neutrinos ultra-énergétiques. Ces particules-là ne naissent pas dans des environnements ordinaires. Elles sont issues de processus astrophysiques extrêmes, là où la matière est broyée, accélérée jusqu'à des vitesses proches de la lumière. _"C'est le cas des noyaux actifs de galaxies : des trous noirs gigantesques qui accrètent la matière environnante sous la forme d'un disque, ce mécanisme éjectant aussi de la matière dans l'espace sous forme de jets de particules. Ces phénomènes constituent de bons sites de production de neutrinos _", explique Véronique Van Elewyck. _Dans cette représentation, un trou noir supermassif au cœur d'une galaxie lointaine accélère des protons (p) qui produisent des pions (π), eux-mêmes générateurs de neutrinos (ν) énergétiques et de rayons gamma (γ). Les neutrinos voyagent en ligne droite et la quasi-totalité traverse la Terre sans s'arrêter. Crédit : ICECUBE-NASA_ Lire aussiQuelle est la masse d’un neutrino ? Le laboratoire KATRIN affine la mesure avec une précision inégalée sur Terre À LA RECHERCHE DES NEUTRINOS COSMOGÉNIQUES Plus généralement, tout environnement dense où des noyaux très énergétiques circulent peut générer des neutrinos : parmi ceux-ci, les éjections de matière et de rayonnement provoquées par la fusion d'étoiles à neutrons ou par certaines explosions en supernovae, communément appelées sursauts gamma. _"Si des noyaux chargés sont accélérés à de grandes énergies, il y aura une émission de neutrinos dans l'environnement proche de la source, où il y a beaucoup de matière en général _", détaille la chercheuse. Il reste à associer formellement les neutrinos à ces événements violents grâce à l'astronomie "multi-messagers", en joignant leur détection à un signal dans le domaine électromagnétique (optique, rayons gamma, X…), ou l'émission d'ondes gravitationnelles. Cela n'a été fait que dans de très rares cas pour le moment. Mais certains neutrinos de haute énergie pourraient provenir d'un phénomène plus diffus, à l'échelle de l'Univers tout entier, là où des rayons cosmiques ultra-énergétiques croisent la lumière la plus ancienne du cosmos. Ce sont les neutrinos cosmogéniques. Ils seraient engendrés lorsque des protons ou noyaux très énergétiques (issus par exemple de supernovæ) entrent en collision avec les photons du fond diffus cosmologique -cette lumière fossile émise 380.000 ans après le Big Bang. De cette rencontre naissent des neutrinos d'une énergie colossale, capables de traverser l'Univers sans jamais dévier. Mais pour l'instant, leur existence reste théorique. _"On s'attend à voir un maximum de ces flux aux alentours de 100 PeV, ce qui rentre dans la fenêtre de détection de__KM3NeT _", se réjouit la physicienne. Le neutrino détecté par KM3NeT pourrait ainsi constituer le premier témoin direct de ce processus. Mais il est encore trop tôt pour écarter d'autres hypothèses, comme un neutrino issu d'un événement cosmique violent de type supernovae. Pour qu'un neutrino puisse être classé comme cosmogénique, encore faut-il qu'il s'inscrive dans un flux réparti de manière uniforme sur la sphère céleste, comme l'est le fond diffus cosmologique. Or, l'événement de février 2023 reste isolé. _"Mais cela va changer, _espère Véronique Van Elewyck. _D'abord, parce que le déploiement de notre instrument se poursuit. On espère qu'il sera terminé en 2030. Il occupera alors un volume de 1 km3 et comptera 200.000 photodétecteurs. _" Par ailleurs, il bénéficiera du renfort d'Icecube, en fonctionnement en Antarctique depuis 2010, qui devrait s'agrandir dans les prochaines années, dans le cadre du programme Gen2. Le volume du détecteur de 1 km3 sera multiplié par huit, ce qui le rendra d'autant plus sensible aux neutrinos cosmogéniques. "Le petit neutre" n'a donc pas fini d'enthousiasmer les astrophysiciens qui le traquent depuis le fond des mers jusque dans leurs laboratoires. _Crédit : Bruno Bourgeois_ ENTRETIEN. "_ON A LONGTEMPS CRU QUE LES NEUTRINOS ÉTAIENT DÉPOURVUS DE MASSE_" Michel Gonin est directeur du laboratoire international ILANCE (IN2P3 - Université de Tokyo). SCIENCES ET AVENIR : POURQUOI S'INTÉRESSER À LA MASSE DES NEUTRINOS ? Michel Gonin : Parce que l'on a longtemps cru qu'ils en étaient dépourvus, à l'image du photon. Cela s'intégrait bien au modèle standard de la physique des particules qui ne leur imposait pas de masse. Mais cette vision a basculé en 1998, avec la découverte des oscillations de neutrinos. Ces dernières impliquent nécessairement une masse non nulle. Autrement, un neutrino resterait figé dans son état d'origine. Or ce n'est pas ce que l'on observe. SCIENCES ET AVENIR : QUE SIGNIFIE "L'OSCILLATION" DES NEUTRINOS ? Lorsqu'un neutrino est émis, il n'a pas une identité fixe. Il est une superposition des trois états possibles, électronique, muonique et tauique, où chacun peut dominer les autres. Un neutrino d'abord électronique peut ainsi se transformer en muonique ou tauique. Ce n'est qu'au moment de la détection que l'on connaît formellement son identité, qui se fige alors. Ce comportement étrange est une manifestation directe de la physique quantique. SCIENCES ET AVENIR : EN QUOI CES OSCILLATIONS INTÉRESSENT-ELLES LA PHYSIQUE FONDAMENTALE ? Elles permettent par exemple d'explorer les différences de comportement entre la matière et l'antimatière. Si les neutrinos et les antineutrinos n'oscillent pas exactement de la même manière, cela pourrait contribuer à expliquer pourquoi l'Univers est constitué presque exclusivement de matière, alors qu'il aurait dû produire autant d'antimatière que de matière au moment du Big Bang. SCIENCES ET AVENIR : VOUS TRAVAILLEZ AU JAPON SUR HYPER-KAMIOKANDE, UNE EXPÉRIENCE MONUMENTALE… C'est le successeur de Super-Kamiokande, où ont été observées les oscillations pour la première fois. Hyper-Kamiokande est une version huit fois plus grande dévolue à l'étude des neutrinos, mais aussi à la désintégration du proton. La cuve, à 650 m sous terre, pourra contenir un volume équivalent à 1,5 fois celui de Notre-Dame de Paris. Les premières données sont attendues pour 2028.

_Cet article est extrait du mensuel Sciences et Avenir n°940, daté juin 2025._ Début février 2023, dans les profondeurs de la mer Méditerranée, les détecteurs de l'instrument KM3NeT


immergé au large de la Sicile saisissent un infime éclat de lumière bleutée. Il témoigne d'un événement rarissime : la rencontre entre un neutrino de haute énergie venu du fin fond de


l'espace, et le noyau d'un atome perdu dans la multitude de ceux qui constituent la Méditerranée. Pour l'équipe internationale de scientifiques qui gère l'instrument en


cours de montage, c'est une divine surprise, car seulement 10 % des détecteurs sont alors installés. Commence une véritable enquête pour remonter jusqu'au messager cosmique et


mesurer son énergie. _"Déterminer la_ _direction et l'énergie de ce neutrino a nécessité un étalonnage précis du télescope et des algorithmes sophistiqués de reconstruction de


trajectoire_", explique Aart Heijboer, responsable physique et logiciel de KM3NeT au moment de la détection. Car cet éclat est en réalité le fruit d'une série de réactions en


cascade entre particules qu'il faut retracer pour pouvoir reconstituer la collision initiale… Après deux ans d'analyses et de calculs, le résultat est annoncé dans un article de


_Nature _: ce neutrino, presque aligné avec le plan de la Voie lactée, possédait une énergie de 220 millions de milliards d'électronvolts, soit 220 pétaélectronvolts (PeV). Cela en fait


le neutrino le plus énergétique jamais détecté, 30 fois plus que le précédent record… Si la physique des particules est morose ces temps-ci, en mal de nouvelles espèces à piéger dans ses


détecteurs, les spécialistes des neutrinos ont le moral au beau fixe. D'un point de vue théorique comme expérimental, la plus légère et la plus abondante des particules de


l'Univers est plus que jamais sous les projecteurs. On cherche à cerner sa masse, l'un des grands mystères du cosmos. Mais aussi, _"les neutrinos sont de fantastiques sondes


pour explorer l'Univers, en particulier ses phénomènes les plus extrêmes, comme les jets de matière issus des trous noirs ou les fusions d'étoiles à neutrons _. _La découverte de


KM3NeT/ Arca _[un autre détecteur, Orca, est en construction au large de Toulon] _ouvre ainsi une nouvelle fenêtre sur les phénomènes extrêmes de l'Univers _", souligne Véronique


Van Elewyck, physicienne au laboratoire Astroparticule et cosmologie de l'université Paris Cité et membre de la collaboration KM3NeT. Mais avant de suivre sa trace dans les profondeurs


de l'espace, encore faut-il remonter jusqu'à l'origine du neutrino. Rien n'est banal chez cette particule, à commencer par sa naissance toute théorique. Il fut imaginé en


1930 par le physicien autrichien Wolfgang Pauli pour résoudre un casse-tête : dans certaines désintégrations radioactives, une partie de l'énergie semble disparaître au cours de la


réaction. Le phénomène en question se nomme "désintégration bêta", par laquelle un neutron d'un noyau instable se transforme spontanément en un proton, en émettant un


électron. Mais à la surprise des physiciens, l'électron éjecté n'a pas toujours la même énergie. Il peut jaillir plus ou moins vite, comme si une fraction d'énergie se


volatilisait, contredisant au passage un principe fondamental de la physique : la conservation de l'énergie. Wolfgang Pauli émit alors l'hypothèse qu'une autre particule,


neutre électriquement, presque sans masse et quasi indétectable (puisque pas détectée à l'époque), emportait cette fraction d'énergie manquante. C'est l'acte de naissance


du neutrino, "petit neutre" en italien, comme le baptise Enrico Fermi en 1933. Il fallut un quart de siècle pour prouver son existence. En 1956, Frederick Reines et Clyde Cowan


détectent pour la première fois un neutrino émis par un réacteur nucléaire. Frederick Reines recevra pour cela le prix Nobel en 1995. Lire aussiDétection record : un neutrino


ultra-énergétique ouvre une nouvelle ère en astrophysique UNE PARTICULE ESSENTIELLE MAIS ATYPIQUE Depuis, le neutrino s'est imposé comme une particule essentielle mais atypique du


modèle standard de la physique. Il en existe trois sortes ou "saveurs" - électronique, muonique et tauique -, associées respectivement à l'électron et à ses cousins plus


massifs, le muon et le tau. Mais, contrairement à ces derniers, le neutrino n'est sensible qu'à la gravitation et surtout à l'interaction faible. _Un neutrino oscille en


permanence entre trois états différents (saveurs). Il se fige dans un état particulier lorsqu'il est observé. Crédit : BRUNO BOURGEOIS_ Celle-ci est l'une des quatre forces


fondamentales, qui se manifeste uniquement dans le noyau des atomes. _"Les neutrinos sont les seules particules qui n'interagissent que par l'interaction faible. Ils peuvent


ainsi traverser des milieux très denses, sans être ni déviés ni absorbés _", note Véronique Van Elewyck. Parfois, les neutrinos s'arrêtent malgré tout. Il arrive, très rarement,


qu'un de ces messagers entre en collision avec un atome. Plusieurs techniques permettent alors d'enregistrer leur passage. Certains détecteurs utilisent des cristaux ou des gaz,


sensibles à l'énergie déposée lors de ces interactions infimes. Mais pour les neutrinos de très haute énergie, comme celui capté par KM3NeT, la méthode est différente. En février 2023,


lorsque le neutrino de saveur muonique a interagi avec un noyau, il a produit un muon. Ce muon s'est trouvé propulsé à une vitesse dépassant celle de la lumière dans l'eau (mais


pas dans le vide, indépassable). Il a alors engendré une lumière bleutée, analogue au "bang" supersonique, mais dans l'optique et l'ultraviolet. C'est l'effet


Tcherenkov, détaillé par l'ingénieur soviétique Pavel Tcherenkov dans les années 1930. Seule cette lueur fugace, saisie et amplifiée par les capteurs photoniques de KM3NeT, trahit le


passage du neutrino. La majorité des neutrinos détectés sur Terre proviennent de sources connues : réactions nucléaires dans le Soleil, réacteurs nucléaires civils… Jusque dans


l'atmosphère, où ces particules sont produites en cascade lorsque des rayons cosmiques frappent les noyaux d'atomes, créant des gerbes de particules instables (pions, kaons), qui


se désintègrent à leur tour en émettant des neutrinos. Leur énergie reste modeste, de l'ordre du million au milliard d'électronvolts. Ils sont toutefois traqués dans de nombreux


détecteurs, où l'on étudie leur masse ou leur capacité à osciller entre leurs trois différentes saveurs. Si l'on monte en énergie, on bascule dans la catégorie des neutrinos


ultra-énergétiques. Ces particules-là ne naissent pas dans des environnements ordinaires. Elles sont issues de processus astrophysiques extrêmes, là où la matière est broyée, accélérée


jusqu'à des vitesses proches de la lumière. _"C'est le cas des noyaux actifs de galaxies : des trous noirs gigantesques qui accrètent la matière environnante sous la forme


d'un disque, ce mécanisme éjectant aussi de la matière dans l'espace sous forme de jets de particules. Ces phénomènes constituent de bons sites de production de neutrinos _",


explique Véronique Van Elewyck. _Dans cette représentation, un trou noir supermassif au cœur d'une galaxie lointaine accélère des protons (p) qui produisent des pions (π), eux-mêmes


générateurs de neutrinos (ν) énergétiques et de rayons gamma (γ). Les neutrinos voyagent en ligne droite et la quasi-totalité traverse la Terre sans s'arrêter. Crédit : ICECUBE-NASA_


Lire aussiQuelle est la masse d’un neutrino ? Le laboratoire KATRIN affine la mesure avec une précision inégalée sur Terre À LA RECHERCHE DES NEUTRINOS COSMOGÉNIQUES Plus généralement, tout


environnement dense où des noyaux très énergétiques circulent peut générer des neutrinos : parmi ceux-ci, les éjections de matière et de rayonnement provoquées par la fusion d'étoiles à


neutrons ou par certaines explosions en supernovae, communément appelées sursauts gamma. _"Si des noyaux chargés sont accélérés à de grandes énergies, il y aura une émission de


neutrinos dans l'environnement proche de la source, où il y a beaucoup de matière en général _", détaille la chercheuse. Il reste à associer formellement les neutrinos à ces


événements violents grâce à l'astronomie "multi-messagers", en joignant leur détection à un signal dans le domaine électromagnétique (optique, rayons gamma, X…), ou


l'émission d'ondes gravitationnelles. Cela n'a été fait que dans de très rares cas pour le moment. Mais certains neutrinos de haute énergie pourraient provenir d'un


phénomène plus diffus, à l'échelle de l'Univers tout entier, là où des rayons cosmiques ultra-énergétiques croisent la lumière la plus ancienne du cosmos. Ce sont les neutrinos


cosmogéniques. Ils seraient engendrés lorsque des protons ou noyaux très énergétiques (issus par exemple de supernovæ) entrent en collision avec les photons du fond diffus cosmologique


-cette lumière fossile émise 380.000 ans après le Big Bang. De cette rencontre naissent des neutrinos d'une énergie colossale, capables de traverser l'Univers sans jamais dévier.


Mais pour l'instant, leur existence reste théorique. _"On s'attend à voir un maximum de ces flux aux alentours de 100 PeV, ce qui rentre dans la fenêtre de détection


de__KM3NeT _", se réjouit la physicienne. Le neutrino détecté par KM3NeT pourrait ainsi constituer le premier témoin direct de ce processus. Mais il est encore trop tôt pour écarter


d'autres hypothèses, comme un neutrino issu d'un événement cosmique violent de type supernovae. Pour qu'un neutrino puisse être classé comme cosmogénique, encore faut-il


qu'il s'inscrive dans un flux réparti de manière uniforme sur la sphère céleste, comme l'est le fond diffus cosmologique. Or, l'événement de février 2023 reste isolé.


_"Mais cela va changer, _espère Véronique Van Elewyck. _D'abord, parce que le déploiement de notre instrument se poursuit. On espère qu'il sera terminé en 2030. Il occupera


alors un volume de 1 km3 et comptera 200.000 photodétecteurs. _" Par ailleurs, il bénéficiera du renfort d'Icecube, en fonctionnement en Antarctique depuis 2010, qui devrait


s'agrandir dans les prochaines années, dans le cadre du programme Gen2. Le volume du détecteur de 1 km3 sera multiplié par huit, ce qui le rendra d'autant plus sensible aux


neutrinos cosmogéniques. "Le petit neutre" n'a donc pas fini d'enthousiasmer les astrophysiciens qui le traquent depuis le fond des mers jusque dans leurs laboratoires.


_Crédit : Bruno Bourgeois_ ENTRETIEN. "_ON A LONGTEMPS CRU QUE LES NEUTRINOS ÉTAIENT DÉPOURVUS DE MASSE_" Michel Gonin est directeur du laboratoire international ILANCE (IN2P3 -


Université de Tokyo). SCIENCES ET AVENIR : POURQUOI S'INTÉRESSER À LA MASSE DES NEUTRINOS ? Michel Gonin : Parce que l'on a longtemps cru qu'ils en étaient dépourvus, à


l'image du photon. Cela s'intégrait bien au modèle standard de la physique des particules qui ne leur imposait pas de masse. Mais cette vision a basculé en 1998, avec la découverte


des oscillations de neutrinos. Ces dernières impliquent nécessairement une masse non nulle. Autrement, un neutrino resterait figé dans son état d'origine. Or ce n'est pas ce que


l'on observe. SCIENCES ET AVENIR : QUE SIGNIFIE "L'OSCILLATION" DES NEUTRINOS ? Lorsqu'un neutrino est émis, il n'a pas une identité fixe. Il est une


superposition des trois états possibles, électronique, muonique et tauique, où chacun peut dominer les autres. Un neutrino d'abord électronique peut ainsi se transformer en muonique ou


tauique. Ce n'est qu'au moment de la détection que l'on connaît formellement son identité, qui se fige alors. Ce comportement étrange est une manifestation directe de la


physique quantique. SCIENCES ET AVENIR : EN QUOI CES OSCILLATIONS INTÉRESSENT-ELLES LA PHYSIQUE FONDAMENTALE ? Elles permettent par exemple d'explorer les différences de comportement


entre la matière et l'antimatière. Si les neutrinos et les antineutrinos n'oscillent pas exactement de la même manière, cela pourrait contribuer à expliquer pourquoi l'Univers


est constitué presque exclusivement de matière, alors qu'il aurait dû produire autant d'antimatière que de matière au moment du Big Bang. SCIENCES ET AVENIR : VOUS TRAVAILLEZ AU


JAPON SUR HYPER-KAMIOKANDE, UNE EXPÉRIENCE MONUMENTALE… C'est le successeur de Super-Kamiokande, où ont été observées les oscillations pour la première fois. Hyper-Kamiokande est une


version huit fois plus grande dévolue à l'étude des neutrinos, mais aussi à la désintégration du proton. La cuve, à 650 m sous terre, pourra contenir un volume équivalent à 1,5 fois


celui de Notre-Dame de Paris. Les premières données sont attendues pour 2028.