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Le 11 juin dernier, le conseil d’administration de la Ligue de Football Professionnel (LFP) a révélé que le géant du numérique Amazon serait le principal diffuseur des matchs de Ligue 1 (8
matchs sur 10 par journée, et les 10 plus belles affiches de la saison dont les matchs entre l’Olympique de Marseille et le Paris Saint-Germain) et de Ligue 2 jusqu’en 2024, moyennant une
enveloppe annuelle de 250 millions d’euros. Après son arrivée dans le sport français via l’obtention d’une partie des droits de diffusion du tournoi de tennis de Roland-Garros, Amazon marque
là sa volonté d’élargir la nature des contenus diffusés via sa plate-forme Prime Video. COVID + MEDIAPRO = CATASTROPHE ANNONCÉE Cette annonce intervient dans un contexte des plus compliqués
pour le football français. Déjà fortement touchée par la crise du Covid, le privant de revenus tirés de la billetterie, la défection du diffuseur sino-espagnol Mediapro l’avait plongé dans
une profonde incertitude financière menaçant l’existence de nombreux clubs. En effet, alors que la billetterie représente environ 11 % des produits d’exploitation des clubs de football
français (en moyenne, avec des variations importantes d’un club à l’autre), les droits audiovisuels en représentent 47 %, selon un rapport de la Direction nationale du contrôle de gestion
(DNCG) de la Ligue portant sur la saison 2018/2019. Certes, le montant cumulé des droits que tire la LFP de cet appel d’offres fait pâle figure comparé au précédent : 663 millions d’euros
par an (en combinant Amazon, Canal+ et Free), contre 1,217 milliards. Mais cette dernière somme ne lui a jamais été réglée. En effet, Mediapro aurait dû s’acquitter d’un versement annuel de
830 millions, mais n’a finalement versé qu’une centaine de millions avant de disparaître. En pareille situation, les 250 millions proposés par Amazon pour diffuser les matchs via son service
Prime Video représentent une manne plus que bienvenue. AMAZON, UN ACTEUR INDÉSIRABLE ET NON CRÉDIBLE ? De nombreuses voix s’élèvent cependant contre cette arrivée tonitruante (et
relativement inattendue, car la perspective de sa participation à l’appel d’offres n’a été révélée que la veille de l’annonce des résultats) d’Amazon dans le foot français, pour diverses
raisons. Pêle-mêle, on lui reproche son statut de GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), ses pratiques d’optimisation fiscale (légales), les conditions de travail de ses
salariés, des pratiques anticoncurrentielles, etc. Bref, autant de griefs sans lien avec son incursion dans la diffusion du football professionnel français. Plus directement, d’autres
inquiétudes s’expriment sur les délais très courts pour monter l’offre d’ici la reprise du championnat, sur l’absence d’équipe de production pour couvrir les matchs, sur des problèmes
éventuels d’accès à l’offre, sur la méconnaissance de ce métier par Amazon, sur l’accès aux matchs uniquement à travers des applications (principe de l’accès OTT, _over the top_), non
dépendant du fournisseur d’accès et accessible par de multiples plates-formes), etc. C’est toutefois oublier que l’entreprise n’est pas nouvelle dans l’acquisition de droits sportifs et la
diffusion de tels événements. Nous avons déjà cité le cas de Roland-Garros. Mais en mars 2021, elle a payé 10 milliards de dollars pour la diffusion exclusive de 15 matchs de la NFL
(National Football League, la ligue de football américain) pendant 10 ans. Elle détient aussi les droits de diffusion en Inde du championnat néo-zélandais de cricket (sport majeur dans ces
deux pays), une partie de la Ligue des Champions de football en Allemagne et en Italie, des matchs de la Premier League anglaise et bien d’autres événements du même type encore. LES
AVANTAGES POUR LA LFP Une fois dépassées ces critiques, plus ou moins justifiées selon leur nature, force est de constater que ce deal avec le géant de Seattle comporte plusieurs avantages
dont la Ligue 1 aurait tort de se priver. Tout d’abord, elle donne l’impression de reprendre une position centrale dans l’écosystème du football français. En effet, les relations de pouvoir
au sein de cet écosystème semblaient de plus en plus déséquilibrées en faveur du « diffuseur historique », à savoir Canal+. Comme nous l’avons montré dans nos travaux de recherche, les
écosystèmes sont soumis à des jeux de pouvoir qui peuvent avoir des conséquences importantes sur les acteurs, la captation de la valeur et l’organisation de l’écosystème. La pression de
Canal+ pour diminuer le nombre de clubs en Ligue 1 (à 18, sinon à 16 comme l’a récemment déclaré Maxime Saada, président du directoire de la chaîne) et sa volonté de jouer un rôle toujours
plus fort dans l’écosystème ont certainement pesé dans la décision de la LFP. Ensuite, la capitalisation boursière de 1700 milliards de dollars (au 16 juin 2021), son chiffre d’affaires de
386 milliards de dollars et son résultat net de 21,33 milliards font d’Amazon un acteur autrement plus sûr que Mediapro. Dans le contexte décrit plus haut, c’est un argument qui porte pour
la LFP et les présidents des clubs qui en font partie. En complément, Amazon a déjà fait ses preuves et démontré son expertise dans la diffusion d’événements sportifs, que ce soit pour
Roland-Garros en France, ou d’autres contenus à l’étranger. Cela ne devrait pas surprendre, tant on sait à quel point Amazon s’est construite sur un principe simple : être l’entreprise de
référence sur la qualité du service délivré au client. L’accès aux matchs via Amazon pourrait aussi doper la visibilité de la Ligue 1 et de la Ligue 2. Amazon est en effet une plate-forme de
vente mais aussi une marketplace qui sait comment rendre visibles les produits d’autres entreprises. Et elle a appliqué cette stratégie à son service Prime Video, lequel propose maintenant
des productions exclusives Amazon, mais distribue également des chaînes et des contenus produits par d’autres. Aussi, même si les interrogations liées à l’accès en OTT sont légitimes (quid
des personnes n’ayant pas d’autre possibilité de recevoir la télévision que par la TNT ?), les 89 % de taux de pénétration de l’Internet en France laissent supposer que l’accès pourrait ne
pas être un problème majeur. De plus, l’acquisition de droits sportifs un peu partout dans le monde, pour des durées parfois très longues, dénote une volonté stratégique de s’inscrire dans
le long terme. Or, depuis une dizaine d’années, le football français a souffert de multiples changements de diffuseurs. Couplé à l’accroissement du nombre de ces derniers et au besoin de
prendre plusieurs abonnements pour suivre une saison entière du fait du découpage des droits sportifs en lots, cela a troublé la lisibilité de l’offre et renchéri le coût de l’accès pour les
supporters (où et comment regarder les matchs ?). Une situation qui favorise de facto la tentation du piratage. Sur ce point, la présence d’Amazon ne solutionne pas le problème – sauf si
elle récupérait finalement la totalité des droits, Canal+ ayant annoncé son retrait dans les minutes suivant la publication des résultats de l’appel d’offres. Il y aurait alors un risque de
monopole, dont on connaît les effets potentiellement délétères (voir par exemple le récent triplement de ses tarifs par la plate-forme Dazn pour l’accès quasi exclusif aux matchs du
championnat italien). 200 MILLIONS D’ABONNÉS DANS LE MONDE À ce jour, rien dans les pratiques d’Amazon à l’étranger ne laisse supposer que ce soit un objectif de la plate-forme. Au
contraire, Prime Video a, jusqu’à présent, toujours maintenu ses tarifs (49 euros annuels ou 5,99 euros mensuels en France) alors qu’était enrichie l’offre proposée au client. En ira-t-il de
même pour les droits du football français ? La question reste ouverte… Mais il faut comprendre que, contrairement aux précédents diffuseurs dont les prix étaient nettement supérieurs (29,90
euros mensuels pour Mediapro) et ne donnaient droit qu’au football, Amazon s’appuie sur cette offre Prime Video pour accroître son nombre d’abonnés Prime. Ceux-ci sont aujourd’hui 200
millions dans le monde, et environ 10 millions en France. Ces abonnés ont accès à une large palette de services (dont la livraison gratuite et en accéléré, des films et séries, de la
musique, etc.)… qui les rend plus fidèles et les amène à dépenser plus sur le store Amazon. Si le tarif ne change pas, cela renforcerait d’autant plus la visibilité de la Ligue 1 et de la
Ligue 2. Par ailleurs, des travaux ont aussi montré les conséquences néfastes d’une concurrence exacerbée quand il s’agit des droits sportifs. Soit les clients se détournent partiellement ou
totalement de l’offre, car ils ne peuvent suivre qu’une partie des matchs (complexité et coût des abonnements multiples, avec une offre illisible). Soit ils s’orientent vers du piratage
comme souligné précédemment, provoquant des pertes pour tous les acteurs de l’écosystème – y compris avec des externalités négatives sur d’autres types de revenus (merchandising,
billetterie…) ou sur l’image de la Ligue, des clubs ou des diffuseurs. Accorder l’ensemble des droits à un seul diffuseur ne comporterait donc pas que des risques – même si ces derniers
seraient indéniables, surtout dans un contexte mondial de déflation apparente des droits sportifs audiovisuels.