Face à la pandémie, à quoi sert le numérique?

Face à la pandémie, à quoi sert le numérique?

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Un débat suivi d’un vote est organisé à l’Assemblée nationale sur le déconfinement progressif et l’épineuse question du traçage numérique. L’occasion de s’interroger sur l’intérêt du


numérique, peut-il être mis au service d’une cause aussi importante que de protéger les personnes les plus vulnérables d’une épidémie virulente, et d’assurer la résilience d’une société


confinée pour s’en protéger ? Car, précisément les technologies numériques peuvent radicalement changer la donne. Elles permettent d’une part de révéler le réel et d’autre part d’interagir


avec lui en continu et avec discernement. En cas de crise sanitaire, l’information obtenue des personnes, comme leur état de santé, leurs besoins particuliers ou leurs interactions sociales,


permet avec l’aide de modèles mathématiques d’extraire des connaissances. Ces derniers peuvent au niveau global guider l’action publique, et au niveau particulier orienter le comportement


de chacun et apporter une aide appropriée à chacun, dans le double objectif de protéger au mieux les individus et de servir l’intérêt collectif. Pour autant l’idée même de développer les


outils numériques qui permettent cette résilience suscite les pires craintes pour les libertés publiques, voire pour la vie privée. Les associations de défense des libertés comme la


Quadrature du Net en France appellent à la vigilance. En Europe, c’est également le cas des institutions politiques comme le parlement européen et certains gouvernements. Le ministre de


l’intérieur, Christophe Castaner, déclarait le 26 mars que la détection des interactions sociales « n’est pas dans la culture française ». Les atermoiements des autorités publiques révèlent


l’extrême embarras de la société devant ce qui apparaît comme une curieuse et sombre alternative, choisir entre le risque politique, la protection de la santé et le maintien des fonctions


vitales de la société. LE PROTOCOLE ROBERT : UNE SOLUTION FRANÇAISE Il convient dans l’urgence de mettre en œuvre des solutions qui n’engageraient pas nos sociétés dans des choix


regrettables. De nombreuses alternatives sont à l’étude, dont celle portée par INRIA (Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique), à la demande du gouvernement


français, et qui vient d’être rendue publique avec le protocole ROBERT (_robust and privacy-preserving proximity tracing_). Ce protocole permet aux utilisateurs de savoir qu’ils ont pu être


à proximité d’une personne infectée, sans qu’aucune information personnelle ne soit transmise ni à une autorité de santé ni aux autres utilisateurs. Elle repose sur la technologie Bluetooth,


plus précise même si imparfaite (elle n’a pas été conçue pour le traçage), que les autres techniques de positionnement. Le principe est très simple. Les smartphones échangent des


crypto-identifiants éphémères avec les smartphones qui se sont trouvés à proximité. Quand une personne est positive, elle fait remonter sur un serveur central, cette liste de


crypto-identifiants. Ils sont alors considérés comme à risque. Chacun peut alors vérifier régulièrement sur le serveur si son identifiant figure dans cette liste, et en tirer les


conséquences. Cette proposition de protocole suppose un accès à la technologie Bluetooth qui n’est pas permis par les systèmes d’exploitation des smartphones, en particulier iOS, précisément


pour des raisons de protection de données personnelles. La France est donc contrainte de demander à Apple de modifier son système d’exploitation pour satisfaire la demande nationale, ce


qu’Apple a tout intérêt à refuser, conduisant inéluctablement à un échec diplomatique pour la France. Il est nécessaire pour préparer l’avenir de s’interroger sur les termes de ce débat.


Pourquoi nos sociétés font-elles face à cet étrange et sordide dilemme ? Quelles leçons peut-on en tirer ? Et, finalement, comment peut-on construire l’avenir pour pouvoir satisfaire


l’ensemble de ces objectifs sans devoir les opposer ? La présente situation est fondamentalement paradoxale. L’exigence éthique que les communautés scientifiques et politiques appellent de


leurs vœux pour une application numérique vitale contraste avec le contexte global dont le moins qu’on puisse dire c’est qu’il est peu satisfaisant non seulement pour la protection des


données personnelles, mais plus généralement pour la gouvernance du numérique. Les controverses, pour ne pas dire les scandales, se sont succédé ces dernières années sans que le régulateur,


malgré des efforts croissants, soit en capacité de répondre. C’est que le numérique introduit une révolution radicale dans l’art de gouverner. Il autorise une interaction continue avec la


population, qui permet de faire émerger un service public au plus près des besoins, comme l’Estonie en fait la démonstration, mais également une surveillance illimitée. La crise déclenchée


par la pandémie va contribuer inexorablement à une avancée d’un contrôle numérique toujours plus invasif. Elle va aussi conduire à un nouvel équilibre entre les plates-formes numériques


internationales, les gouvernements, les administrations de la santé ou les assurances. C’est un sujet important car il va bien au-delà d’une application temporaire de gestion de crise


sanitaire. La gouvernance de la santé est un domaine qui passera progressivement dans la sphère numérique avec des potentialités immenses tant pour la santé publique et le bien commun que


pour l’émergence de nouveaux acteurs dominants. Chaque pays devra procéder à des arbitrages en fonction de ses capacités et de ses valeurs. QUE SE PASSE-T-IL AILLEURS DANS LE MONDE ? On ne


peut que constater la diversité des approches au niveau mondial. Il serait simpliste de se contenter de distinguer les pays démocratiques respectueux de la vie privée et les pays


autoritaires prompts à la surveillance. Le paysage est bien plus subtil et contrasté. Des différences régionales apparaissent qui doivent probablement plus à la volonté politique qu’à une


prétendue différence culturelle. Les pays d’Asie orientale sont ceux qui à ce stade ont raisonnablement maîtrisé la pandémie et recouru à des techniques numériques pour mettre en œuvre un


confinement sélectif. On ne peut s’en étonner. Ces pays ont assez généralement élaboré des politiques publiques ambitieuses du numérique, qui ont permis le développement de grandes


plates-formes nationales, et la mise en œuvre de services qui associent administrations publiques et plates-formes dans l’intérêt national, la santé ou l’adaptation au changement climatique.


Le programme de « social scoring » chinois, comme celui de Société 50 japonais, intègrent des contraintes environnementales pour orienter de manière incitative ou coercitive le comportement


des personnes et le fonctionnement de la société, Les États-Unis ont une politique ambitieuse de développement de plates-formes globales qui permet la maîtrise de leur territoire national


et une présence internationale incomparable. Mais au-delà de certains services au premier rang desquels la sécurité nationale, il y a peu de coopérations entre l’État et les plates-formes


pour le développement de services essentiels. Souvent d’ailleurs les plates-formes prennent des initiatives indépendantes comme c’est le cas de Apple et Google qui développent une


infrastructure interopérable sur iOS et Android pour permettre un traçage basé sur Bluetooth, incompatible avec le protocole ROBERT. Mais l’administration de la santé est moins uniforme que


dans de nombreux pays. Pour l’Europe la situation est différente, les politiques de santé, conduites au niveau national, reposent sur une tradition très ambitieuse, même si leur évolution


récente suscite la critique, mais à l’inverse, l’incapacité persistante à développer des plates-formes numériques contraint les Européens à une dépendance à peu près totale des acteurs


américains. Il est donc compliqué pour nos nations de mettre en œuvre autre chose qu’une solution à court terme, jetable après la crise. Or ce qu’il conviendrait de construire dès


aujourd’hui, c’est une politique de résilience pour les années à venir, qui sache tirer les leçons des crises. Cela nécessitera la mise en œuvre d’une vraie politique numérique, ambitieuse,


souveraine, au service de la population et de l’intérêt de la collectivité.