Face à la pandémie, à quoi sert le numérique ?

Face à la pandémie, à quoi sert le numérique ?

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Stéphane Grumbach does not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organisation that would benefit from this article, and has disclosed no relevant


affiliations beyond their academic appointment.


Un débat suivi d’un vote est organisé à l’Assemblée nationale sur le déconfinement progressif et l’épineuse question du traçage numérique. L’occasion de s’interroger sur l’intérêt du


numérique, peut-il être mis au service d’une cause aussi importante que de protéger les personnes les plus vulnérables d’une épidémie virulente, et d’assurer la résilience d’une société


confinée pour s’en protéger ?


Car, précisément les technologies numériques peuvent radicalement changer la donne. Elles permettent d’une part de révéler le réel et d’autre part d’interagir avec lui en continu et avec


discernement. En cas de crise sanitaire, l’information obtenue des personnes, comme leur état de santé, leurs besoins particuliers ou leurs interactions sociales, permet avec l’aide de


modèles mathématiques d’extraire des connaissances. Ces derniers peuvent au niveau global guider l’action publique, et au niveau particulier orienter le comportement de chacun et apporter


une aide appropriée à chacun, dans le double objectif de protéger au mieux les individus et de servir l’intérêt collectif.


Pour autant l’idée même de développer les outils numériques qui permettent cette résilience suscite les pires craintes pour les libertés publiques, voire pour la vie privée. Les associations


de défense des libertés comme la Quadrature du Net en France appellent à la vigilance. En Europe, c’est également le cas des institutions politiques comme le parlement européen et certains


gouvernements. Le ministre de l’intérieur, Christophe Castaner, déclarait le 26 mars que la détection des interactions sociales « n’est pas dans la culture française ». Les atermoiements des


autorités publiques révèlent l’extrême embarras de la société devant ce qui apparaît comme une curieuse et sombre alternative, choisir entre le risque politique, la protection de la santé


et le maintien des fonctions vitales de la société.


Il convient dans l’urgence de mettre en œuvre des solutions qui n’engageraient pas nos sociétés dans des choix regrettables. De nombreuses alternatives sont à l’étude, dont celle portée par


INRIA (Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique), à la demande du gouvernement français, et qui vient d’être rendue publique avec le protocole ROBERT (robust


and privacy-preserving proximity tracing). Ce protocole permet aux utilisateurs de savoir qu’ils ont pu être à proximité d’une personne infectée, sans qu’aucune information personnelle ne


soit transmise ni à une autorité de santé ni aux autres utilisateurs. Elle repose sur la technologie Bluetooth, plus précise même si imparfaite (elle n’a pas été conçue pour le traçage), que


les autres techniques de positionnement. Le principe est très simple. Les smartphones échangent des crypto-identifiants éphémères avec les smartphones qui se sont trouvés à proximité. Quand


une personne est positive, elle fait remonter sur un serveur central, cette liste de crypto-identifiants. Ils sont alors considérés comme à risque. Chacun peut alors vérifier régulièrement


sur le serveur si son identifiant figure dans cette liste, et en tirer les conséquences.


Cette proposition de protocole suppose un accès à la technologie Bluetooth qui n’est pas permis par les systèmes d’exploitation des smartphones, en particulier iOS, précisément pour des


raisons de protection de données personnelles. La France est donc contrainte de demander à Apple de modifier son système d’exploitation pour satisfaire la demande nationale, ce qu’Apple a


tout intérêt à refuser, conduisant inéluctablement à un échec diplomatique pour la France.


Il est nécessaire pour préparer l’avenir de s’interroger sur les termes de ce débat. Pourquoi nos sociétés font-elles face à cet étrange et sordide dilemme ? Quelles leçons peut-on en tirer 


? Et, finalement, comment peut-on construire l’avenir pour pouvoir satisfaire l’ensemble de ces objectifs sans devoir les opposer ?


La présente situation est fondamentalement paradoxale. L’exigence éthique que les communautés scientifiques et politiques appellent de leurs vœux pour une application numérique vitale


contraste avec le contexte global dont le moins qu’on puisse dire c’est qu’il est peu satisfaisant non seulement pour la protection des données personnelles, mais plus généralement pour la


gouvernance du numérique. Les controverses, pour ne pas dire les scandales, se sont succédé ces dernières années sans que le régulateur, malgré des efforts croissants, soit en capacité de


répondre. C’est que le numérique introduit une révolution radicale dans l’art de gouverner. Il autorise une interaction continue avec la population, qui permet de faire émerger un service


public au plus près des besoins, comme l’Estonie en fait la démonstration, mais également une surveillance illimitée.


La crise déclenchée par la pandémie va contribuer inexorablement à une avancée d’un contrôle numérique toujours plus invasif. Elle va aussi conduire à un nouvel équilibre entre les


plates-formes numériques internationales, les gouvernements, les administrations de la santé ou les assurances. C’est un sujet important car il va bien au-delà d’une application temporaire


de gestion de crise sanitaire. La gouvernance de la santé est un domaine qui passera progressivement dans la sphère numérique avec des potentialités immenses tant pour la santé publique et


le bien commun que pour l’émergence de nouveaux acteurs dominants. Chaque pays devra procéder à des arbitrages en fonction de ses capacités et de ses valeurs.


On ne peut que constater la diversité des approches au niveau mondial. Il serait simpliste de se contenter de distinguer les pays démocratiques respectueux de la vie privée et les pays


autoritaires prompts à la surveillance. Le paysage est bien plus subtil et contrasté. Des différences régionales apparaissent qui doivent probablement plus à la volonté politique qu’à une


prétendue différence culturelle. Les pays d’Asie orientale sont ceux qui à ce stade ont raisonnablement maîtrisé la pandémie et recouru à des techniques numériques pour mettre en œuvre un


confinement sélectif. On ne peut s’en étonner. Ces pays ont assez généralement élaboré des politiques publiques ambitieuses du numérique, qui ont permis le développement de grandes


plates-formes nationales, et la mise en œuvre de services qui associent administrations publiques et plates-formes dans l’intérêt national, la santé ou l’adaptation au changement climatique.


Le programme de « social scoring » chinois, comme celui de Société 50 japonais, intègrent des contraintes environnementales pour orienter de manière incitative ou coercitive le comportement


des personnes et le fonctionnement de la société,


Les États-Unis ont une politique ambitieuse de développement de plates-formes globales qui permet la maîtrise de leur territoire national et une présence internationale incomparable. Mais


au-delà de certains services au premier rang desquels la sécurité nationale, il y a peu de coopérations entre l’État et les plates-formes pour le développement de services essentiels.


Souvent d’ailleurs les plates-formes prennent des initiatives indépendantes comme c’est le cas de Apple et Google qui développent une infrastructure interopérable sur iOS et Android pour


permettre un traçage basé sur Bluetooth, incompatible avec le protocole ROBERT. Mais l’administration de la santé est moins uniforme que dans de nombreux pays.


Pour l’Europe la situation est différente, les politiques de santé, conduites au niveau national, reposent sur une tradition très ambitieuse, même si leur évolution récente suscite la


critique, mais à l’inverse, l’incapacité persistante à développer des plates-formes numériques contraint les Européens à une dépendance à peu près totale des acteurs américains. Il est donc


compliqué pour nos nations de mettre en œuvre autre chose qu’une solution à court terme, jetable après la crise. Or ce qu’il conviendrait de construire dès aujourd’hui, c’est une politique


de résilience pour les années à venir, qui sache tirer les leçons des crises. Cela nécessitera la mise en œuvre d’une vraie politique numérique, ambitieuse, souveraine, au service de la


population et de l’intérêt de la collectivité.